Carlos Tavares (ex-Stellantis) : interview avec un "malade mental" de sport auto

Publié le 2 décembre 2024 à 16:00
Mis à jour le 6 décembre 2024 à 09:29
Carlos Tavares (ex-Stellantis) : interview avec un "malade mental" de sport auto

Peu avant sa récente démission, Carlos Tavares s'est entretenu avec Sport Auto lors du Concours d'Elégance de Chantilly 2024. L'ancien PDG de Stellantis nous partage sa vision de la passion automobile.

Sport Auto : première question… contre notre camp : est-ce que ça a du sens de se préoccuper de passion quand on est un industriel de l’automobile ?

"Ah oui, certainement ! Si l’on n’est pas capable de communiquer la passion, on n’attire pas nos clients. L’industriel, c’est celui qui est au service de l’objet qui communique la passion et qui séduit les clients."

Il y a quand même une tendance globale, notamment chez les politiques, où la voiture devient un « objet de mobilité », c’est-à-dire un frigidaire sur roues. Il n’y a plus de dimension passionnelle là-dedans…

"Je pense que les politiques qui seraient alignés sur cette idée vont s’écraser sur le mur de la réalité, pour une raison assez simple. Si vous regardez l’histoire de l’être humain, il a de tout temps cherché à être mobile.
La raison d’être d’une entreprise comme Stellantis, c’est de proposer à nos clients une liberté de mouvement qui soit sûre, propre et abordable, mais aussi attractive au sens de l’émotion.
L’objet qui nous permet de jouir de la liberté de mouvement, c’est également une expression de soi, d’une manière ou d’une autre. Je ne suis pas inquiet de ce point de vue-là. Se décider entre un objet de mobilité qui ne provoque aucune émotion et celui qui provoque une grande émotion, le choix est vite fait."

Avec l’électrification, qu’est-ce qui restera d’émotionnel dans les voitures des années à venir, si on met de côté le design ?

"Il y a trois dimensions. La première, c’est que quand vous roulez en véhicule électrique, vous avez accès à un niveau de silence, de calme vibratoire, de zen, qui est incomparablement supérieur à celui d’un moteur thermique.
Tous ceux qui ont roulé suffisamment longtemps en véhicule électrique vous disent qu’ils ne veulent pas revenir à un véhicule thermique, parce qu’ils le trouvent bruyant et vibrant. Après, il y a une deuxième dimension qui est l’agilité.
Celle que vous procure l’instantanéité de la disponibilité du couple moteur. Elle est infiniment supérieure à celle d’un véhicule thermique, à la fois du point de vue de la mesure et de celui de la perception subjective.
Puis la troisième dimension, c’est que tant que nous aurons des batteries aussi lourdes que nous logeons sous le plancher de la voiture, nous abaisserons de manière très significative le centre de gravité. De la sorte, vous avez une maîtrise du roulis de l’auto qui vous donne une impression de tenue de route qui est encore améliorée."

Certes, mais comment est-on différent et comment insuffler la passion avec cette base qui est un peu la même pour tout le monde ?

"Vous avez des constructeurs automobiles qui ont fait des voitures super-attractives, émotionnelles et qui, j’allais dire « par hasard », ont une motorisation électrique, que, éventuellement, vous pouvez choisir en alternative à votre motorisation essence ou hybride.
Donc c’est une belle voiture, qui exprime tout ce qu’elle doit exprimer en matière d’émotion. Et puis vous avez ceux – je pense à un grand concurrent allemand – qui ont fait des autos électriques par obligation.
Et vous savez quoi ? Ça se voit ! La conséquence, c’est qu’elles ne communiquent pas d’émotion. Et quand vous ne communiquez pas d’émotion, vous ne les vendez pas autant que vous le souhaiteriez.
Prenons maintenant les motorisations. Je peux faire facilement de la différenciation de couple et de puissance par l’électrique. C’est très simple. Il suffit d’un moteur un peu plus gros et d’un logiciel qui va bien.
Vous pouvez même offrir, en cours de vie du véhicule, un « upgrade » sur la puissance. Le champ de la différenciation n’est pas restreint par la technologie électrique, il est au contraire facilité."

Une question nous taraude à Sport Auto. Quel est l’avenir de la voiture de sport ? Car une voiture de sport, personne n’en a besoin et son usage est, pour l’instant, difficilement compatible avec l’électrique, sans parler du manque de son.

"C’est une super-question. Il y a la dimension sociétale et celle du produit automobile. Je vais vous répondre d’abord sur cette dernière. Vous allez bientôt avoir la possibilité de tester notre nouvelle Dodge Charger. Il y a quelque temps, on est venu me chercher à l’aéroport avec un exemplaire en phase finale de validation.
Il y avait un taxiway. Entre le moment où je suis entré dans la voiture et le moment où j’ai quitté l’aéroport, je n’avais pas encore déterminé si c’était une thermique ou une électrique. J’avais bien vu que l’auto, c’était une fusée. On m’a dit que c’était une électrique. Vous allez être bluffés. On a traité la question du son.
Moi qui suis dans ce métier depuis quarante-trois ans, qui suis un malade mental de sport automobile, je ne savais pas si c’était une thermique ou une électrique ! C’est juste incroyable. Ils ont fait un travail absolument formidable. C’est un premier élément. Vous me direz : 'Ce n’est pas un bruit naturel'.
On peut avoir ce débat. Mais après tout, la noblesse de la création d’un bruit qui vous séduit n’est pas différente de celle d’un moteur qui a un beau son.
Au lieu de regarder la conséquence, qui est qu’un beau moteur a un beau bruit, on a directement ce dernier associé au fonctionnement de la chaîne de traction électrique. Moi, j’ai été conquis. Mais vous vous ferez votre propre opinion. Par ailleurs, on cultive la dimension rebelle de la marque Dodge. Qu’est-ce que ça signifie ?
Ça signifie qu’on en a marre d’être constamment contraint par une somme de limitations qui nous sont imposées par la société. On voit bien qu’il va y avoir, à un moment donné, une grande remise en question sur ce qu’est cette vie dans le monde occidental où, si je la fais simple et ridicule, tout est interdit.
On constate déjà un retour de bâton là-dessus, par exemple sur la complexité de la technologie. Dans nos enquêtes, les clients commencent à rejeter la complexité de tout ce qui est info-divertissement sur les écrans, celle liée à un nombre excessif de boutons.
Je pense que derrière ce rejet de la complexité, il y a le rejet de l’impossibilité de vivre en liberté. Le monde occidental, de mon point de vue, et cela n’engage que moi, est en train de régresser sur la liberté. Ce qui m’effraie dans tout ça, c’est que mes enfants trouvent normal de ne pas avoir cette liberté-là.
Ce qui pose question sur mon raisonnement. Mais je pense quand même qu’on est en train de régresser. Ça ne sert à rien, une voiture sportive ? Si, ça sert à se faire plaisir. Ensuite, on peut dire que ce plaisir, c’est dangereux. Ça dépend dans quelles conditions. Mais il y a beaucoup de choses qui sont dangereuses dans la vie. La première, c’est de vivre. Ça se finit par la mort ! Et une vie sans plaisir, ça sert à quelque chose ?
Donc ce débat de société sur la liberté fondamentale qui est de permettre aux citoyens de se faire plaisir, il va se produire. Évidemment, il ne faut pas le faire de manière irresponsable vis-à-vis des autres, vis-à-vis de la planète.
Mais jusqu’à quand peut-on continuer de saturer notre espace de vie avec un nombre incalculable de lois, de règlements, dont nous n’avons même pas connaissance, mais que nous sommes censés respecter ?
On voit bien que l’aire de respiration se rétrécit. Dans ce rétrécissement de l’espace de vie, il y a : « À quoi ça sert, une voiture sportive ? » Ça sert à se faire plaisir ! Et l’essence de la vie, c’est ça."

Retrouvez notre interview de Carlos Tavares dans le Sport Auto n°754 du 25/10/2024.

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