Carlos Tavares (ex-Stellantis) : interview avec un "malade mental" de sport auto
Peu avant sa récente démission, Carlos Tavares s'est entretenu avec Sport Auto lors du Concours d'Elégance de Chantilly 2024. L'ancien PDG de Stellantis nous partage sa vision de la passion automobile.
Sport Auto : première question… contre notre camp : est-ce que ça a du sens de se préoccuper de passion quand on est un industriel de l’automobile ?
"Ah oui, certainement ! Si l’on n’est pas capable de communiquer la passion, on n’attire pas nos clients. L’industriel, c’est celui qui est au service de l’objet qui communique la passion et qui séduit les clients."
Il y a quand même une tendance globale, notamment chez les politiques, où la voiture devient un « objet de mobilité », c’est-à-dire un frigidaire sur roues. Il n’y a plus de dimension passionnelle là-dedans…
"Je pense que les politiques qui seraient alignés sur cette
idée vont s’écraser sur le mur de la réalité, pour une raison assez
simple. Si vous regardez l’histoire de l’être humain, il a de tout
temps cherché à être mobile.
La raison d’être d’une
entreprise comme Stellantis, c’est de proposer à nos clients une
liberté de mouvement qui soit sûre, propre et abordable, mais aussi
attractive au sens de l’émotion.
L’objet qui nous permet de jouir de la liberté de mouvement, c’est
également une expression de soi, d’une manière ou d’une autre. Je
ne suis pas inquiet de ce point de vue-là. Se décider entre un
objet de mobilité qui ne provoque aucune émotion et celui qui
provoque une grande émotion, le choix est vite fait."
Avec l’électrification, qu’est-ce qui restera d’émotionnel dans les voitures des années à venir, si on met de côté le design ?
"Il y a trois dimensions. La première, c’est que quand vous
roulez en véhicule électrique, vous avez accès à un niveau de
silence, de calme vibratoire, de zen, qui est incomparablement
supérieur à celui d’un moteur thermique.
Tous ceux qui ont roulé suffisamment longtemps en véhicule
électrique vous disent qu’ils ne veulent pas revenir à un véhicule
thermique, parce qu’ils le trouvent bruyant et vibrant. Après, il y
a une deuxième dimension qui est l’agilité.
Celle que vous procure l’instantanéité de la disponibilité du
couple moteur. Elle est infiniment supérieure à celle d’un véhicule
thermique, à la fois du point de vue de la mesure et de celui de la
perception subjective.
Puis la troisième dimension, c’est que tant que nous aurons des
batteries aussi lourdes que nous logeons sous le plancher de la
voiture, nous abaisserons de manière très significative le centre
de gravité. De la sorte, vous avez une maîtrise du roulis de l’auto
qui vous donne une impression de tenue de route qui est encore
améliorée."
Certes, mais comment est-on différent et comment insuffler la passion avec cette base qui est un peu la même pour tout le monde ?
"Vous avez des constructeurs automobiles qui ont fait des
voitures super-attractives, émotionnelles et qui, j’allais dire «
par hasard », ont une motorisation électrique, que, éventuellement,
vous pouvez choisir en alternative à votre motorisation essence ou
hybride.
Donc c’est une belle voiture, qui exprime tout ce qu’elle doit
exprimer en matière d’émotion. Et puis vous avez ceux – je pense à
un grand concurrent allemand – qui ont fait des autos électriques
par obligation.
Et vous savez quoi ? Ça se voit ! La conséquence, c’est qu’elles ne
communiquent pas d’émotion. Et quand vous ne communiquez pas
d’émotion, vous ne les vendez pas autant que vous le
souhaiteriez.
Prenons maintenant les motorisations. Je peux faire facilement de
la différenciation de couple et de puissance par l’électrique.
C’est très simple. Il suffit d’un moteur un peu plus gros et d’un
logiciel qui va bien.
Vous pouvez même offrir, en cours de vie du véhicule, un « upgrade
» sur la puissance. Le champ de la différenciation n’est pas
restreint par la technologie électrique, il est au contraire
facilité."
Une question nous taraude à Sport Auto. Quel est l’avenir de la voiture de sport ? Car une voiture de sport, personne n’en a besoin et son usage est, pour l’instant, difficilement compatible avec l’électrique, sans parler du manque de son.
"C’est une super-question. Il y a la dimension
sociétale et celle du produit automobile. Je vais vous répondre
d’abord sur cette dernière. Vous allez bientôt avoir la possibilité
de tester notre nouvelle Dodge Charger. Il y a quelque temps, on
est venu me chercher à l’aéroport avec un exemplaire en phase
finale de validation.
Il y avait un taxiway. Entre le moment où je suis entré dans la
voiture et le moment où j’ai quitté l’aéroport, je n’avais pas
encore déterminé si c’était une thermique ou une électrique.
J’avais bien vu que l’auto, c’était une fusée. On m’a dit que
c’était une électrique. Vous allez être bluffés. On a traité la
question du son.
Moi qui suis dans ce métier depuis quarante-trois ans, qui suis un
malade mental de sport automobile, je ne savais pas si c’était une
thermique ou une électrique ! C’est juste incroyable. Ils ont fait
un travail absolument formidable. C’est un premier élément. Vous me
direz : 'Ce n’est pas un bruit naturel'.
On peut avoir ce débat. Mais après tout, la noblesse de la création
d’un bruit qui vous séduit n’est pas différente de celle d’un
moteur qui a un beau son.
Au lieu de regarder la conséquence, qui est qu’un beau moteur a un
beau bruit, on a directement ce dernier associé au fonctionnement
de la chaîne de traction électrique. Moi, j’ai été conquis. Mais
vous vous ferez votre propre opinion. Par ailleurs, on cultive la
dimension rebelle de la marque Dodge. Qu’est-ce que ça signifie
?
Ça signifie qu’on en a marre d’être constamment contraint par une
somme de limitations qui nous sont imposées par la société. On voit
bien qu’il va y avoir, à un moment donné, une grande remise en
question sur ce qu’est cette vie dans le monde occidental où, si je
la fais simple et ridicule, tout est interdit.
On constate déjà un retour de bâton là-dessus, par exemple sur la
complexité de la technologie. Dans nos enquêtes, les clients
commencent à rejeter la complexité de tout ce qui est
info-divertissement sur les écrans, celle liée à un nombre excessif
de boutons.
Je pense que derrière ce rejet de la complexité, il y a le rejet de
l’impossibilité de vivre en liberté. Le monde occidental, de mon
point de vue, et cela n’engage que moi, est en train de régresser
sur la liberté. Ce qui m’effraie dans tout ça, c’est que mes
enfants trouvent normal de ne pas avoir cette liberté-là.
Ce qui pose question sur mon raisonnement. Mais je pense quand même
qu’on est en train de régresser. Ça ne sert à rien, une voiture
sportive ? Si, ça sert à se faire plaisir. Ensuite, on peut dire
que ce plaisir, c’est dangereux. Ça dépend dans quelles conditions.
Mais il y a beaucoup de choses qui sont dangereuses dans la vie. La
première, c’est de vivre. Ça se finit par la mort ! Et une vie sans
plaisir, ça sert à quelque chose ?
Donc ce débat de société sur la liberté fondamentale qui est de
permettre aux citoyens de se faire plaisir, il va se produire.
Évidemment, il ne faut pas le faire de manière irresponsable
vis-à-vis des autres, vis-à-vis de la planète.
Mais jusqu’à quand peut-on continuer de saturer notre espace de vie
avec un nombre incalculable de lois, de règlements, dont nous
n’avons même pas connaissance, mais que nous sommes censés
respecter ?
On voit bien que l’aire de respiration se rétrécit. Dans ce
rétrécissement de l’espace de vie, il y a : « À quoi ça sert, une
voiture sportive ? » Ça sert à se faire plaisir ! Et l’essence de
la vie, c’est ça."
Retrouvez notre interview de Carlos Tavares dans le Sport Auto n°754 du 25/10/2024.


