A la loupe - Matra MS670B (1973-1974) : il y a 50 ans, feu d'artifice tricolore au Mans
Alors qu’aucun constructeur français n’avait remporté les 24 Heures du Mans depuis Talbot en 1951, Matra a permis au Bleu de France de renouer avec le succès dans la Sarthe. Et de quelle manière ! En remportant trois victoires consécutives, dont la dernière il y a 50 ans avec cette sublime 670B que Sport Auto a pu approcher.
Après la F1, Le Mans ? Sacré champion du monde de F1 en 1969,
Matra Sport voit enfin la
possibilité de briguer la victoire aux 24 Heures avec une auto 100
% faite maison. A l’orée de la saison 1972, le règlement de
l’Endurance a été remis d’aplomb en empêchant d’engager en
catégorie GT de véritables Sport-Proto survitaminés tels que les
Porsche 917.
La marque française décide donc de n’engager plus qu’une monoplace
en F1 et de s’attaquer sérieusement au Mans (qui représente le
kilométrage d’une saison de F1 !). Avec une rigueur quasi
militaire, la firme française prépare son coup sur le circuit Paul
Ricard en multipliant les simulations de ving-quatre heures avec sa
nouvelle MS670 concoctée par Bernard Boyer.
De son côté, Ferrari entreprend une impressionnante campagne en
championnat du monde avec l’efficace 312 PB, une extrapolation «
Sport-Proto » de sa monoplace de F1 (voir Sport Auto no 736).
Malheureusement, au grand dam des spectateurs, le duel tant attendu
n’aura pas lieu.
Déjà assuré du titre mondial après ses huit premières victoires,
Ferrari déclare forfait au Mans de peur que ses voitures, taillées
pour des courses de six heures, ne puissent tenir la distance.
Seules l’équipe Alfa Romeo et quelques Lola privées peuvent donc
vraiment s’opposer aux voitures françaises.
Matra se donne les moyens de ses ambitions en n’engageant pas moins
de quatre voitures, confiées à des équipages comprenant tous un
pilote français et un ténor anglo-saxon. Jean-Pierre Beltoise
(écarté de l’écurie de F1) fait équipe avec Chris Amon, François
Cevert avec Howden Ganley, Jean-Pierre Jabouille avec David Hobbs
(au volant d’une ancienne 660).
Reste à composer l’équipage de la no 15. Gérard Crombac (rédacteur
en chef de Sport Auto mais également team manager de Matra)
contacte Henri Pescarolo et reçoit d’abord un accueil très
froid.
« J’avais très mal vécu le fait d’être remplacé par Chris Amon
dans l’équipe de F1, à la fin de l’année 1970, nous explique
Henri Pescarolo. Aussi, lorsque Crombac est venu vers moi, je
lui ai dit : “Tu te tires, je ne veux plus te voir.” Et puis il est
revenu : “On a besoin de toi pour gagner Le Mans !” Au bout d’un
moment, j’ai mis mon amour-propre dans ma poche et je suis retourné
chez Matra. »
Nouveau coup de colère d’Henri lorsqu’on lui
apprend qu’il fera équipe avec Graham Hill, double champion du
monde de F1, certes, mais en fin de
parcours. « J’ai dit : “Hors de question ! Dans ces conditions,
je me tire”, se souvient Henri. J’avais connu Le Mans 1968
avec la nuit sous le déluge, le brouillard le matin, etc. Dans ma
tête, je me disais qu’en cas de conditions difficiles, Graham irait
se coucher et que je me retrouverais tout seul. J’aurais préféré un
jeune capable de prendre des risques. »
Très vite, ces 24
Heures 1972 se transforment en un match interne : « Entre les
quatre Matra, ça a été la bourre absolue sans en avoir l’air ! On
s’est battu entre nous », résume Henri. Dans ce contexte, le
pilote au célèbre casque vert change rapidement d’opinion sur son
équipier : « En fait, je me trompais à propos de Graham. Je
n’avais pas imaginé qu’il venait pour réaliser la triple couronne :
titre mondial F1, Indy 500 et Le Mans. En réalité, il était encore
plus motivé qu’un jeune ! La pluie est tombée durant la nuit, et
c’est là qu’il a été le plus fantastique. Chez Matra, nous avions
un tableau de marche à respecter, et le seul moment où nous avions
un peu plus de latitude, c’était sous la pluie. On en a profité
pour mettre la dose à tous les autres, et Graham a marché comme un
avion dans ces conditions. C’était un Anglais, il était dans son
élément ! »
Pesca se souvient de l’instant décisif : «
On se tirait la bourre avec Cevert-Ganley, qui marchaient comme des
avions aussi. A un moment, Graham est au volant et se montre plus
perspicace que François : il s’arrête pour mettre les pneus pluie
quand François attend un tour de plus et se prend le déluge dans la
ligne droite. Quand il rentre au stand, il se fait emplafonner par
un autre concurrent. C’était fini pour eux. » L’équipage
Pescarolo-Hill file alors vers un succès retentissant.
Duel Matra-Ferrari
C’est ainsi que commence la légende qui lie Henri Pescarolo à la
Matra 670 : « Cette auto était fabuleuse. Ses gros avantages
étaient sa tenue de route et sa suspension. Au Mans, le règlement
imposait un débattement de 15 cm, et l’ingénieur Caussin avait
dessiné une suspension à débattement progressif et à progressivité
variable. Génial ! »
Le fameux moteur V12, qui développait 450 ch à 10 500 tr/mn,
n’était en revanche pas forcément son atout majeur : « Son seul
avantage était d’être fiable. Comme on l’a vu en Formule 1, il
manquait de couple face au moteur Cosworth, par exemple. Mais en
Endurance, ce n’était pas trop un problème car les circuits
demandent moins de couple que ceux de F1, plus tourmentés »,
analyse Henri Pescarolo.
Pour la saison 1973, Matra change de stratégie. La firme dirigée
par Jean-Luc Lagardère abandonne la Formule 1 et mise tout sur
l’Endurance. Elle défie Ferrari en championnat du monde des
voitures de sport tout en visant une deuxième victoire au Mans. Pour
rendre la 670 plus versatile, le responsable Structure du bureau
d’études, Bernard Boyer, apporte quelques modifications à la
670.
Pour remplacer la boîte de vitesses ZF (conçue à l’origine pour des
utilitaires et donc peu compatible avec le couple d’un V12), il
commande une boîte de vitesses spécifique auprès de… Porsche. Grand
adepte d’un centrage des masses optimal, Bernard Boyer envisage de
la placer entre le moteur et le pont, mais le responsable du
département moteur, Georges Martin, l’en dissuade.
Cette boîte sur mesure reçoit en prime des points d’ancrage pour
les suspensions et de quoi installer les freins en position « in
board ». Bernard Boyer en profite pour réorganiser le compartiment
moteur de manière à faciliter le travail des mécaniciens.
C’est avec cette auto (qui sera rebaptisée « 670B » à partir du
Mans) que Matra aborde la saison 1973 avec deux équipages choc,
l’un composé des deux beaux-frères Beltoise et Cevert, l’autre
réunissant Henri Pescarolo et Gérard Larrousse.
D’entrée de jeu, l’ex-pilote Porsche tombe sous le charme de sa
nouvelle monture. « C’était une voiture complètement différente
des Porsche que j’avais conduites jusqu’alors, ne serait-ce que par
le fait que c’est un spyder, nous confie-t-il. La grosse différence
venait de la coque. La monocoque Matra avait une structure basée
sur les principes de l’aéronautique. Elle était extrêmement
performante au niveau de la rigidité et offrait un très bon niveau
de sécurité. La position dans la voiture était bien plus agréable
que sur la Porsche 917. Chaque pilote avait son propre siège, ce
qui n’était pas le cas sur cette dernière. »
En 1973, le
duel Matra-Ferrari a bien lieu, dès les premières manches du
championnat. Sur l’ancien tracé de Spa, le match est juste
titanesque. Après avoir été victime d’un début d’incendie aux
essais, la 670 est reconstruite dans la nuit par les mécaniciens,
les « rats » comme les surnomme Gérard Ducarouge, l’ingénieur
chargé de l’exploitation. En course, la bataille Pescarolo-Ickx est
de très haut niveau.
« Pesca » se souvient : « Je voyais dans les rétros que nous
avions des performances assez identiques et j’essayais de le
distancer. Nous arrivions à près de 320 km/h à Burnenville, une
grande courbe qui saute tout le temps. Pour passer pleine balle
là-dedans, il fallait être en confiance. Mon cerveau me disait :
“Ça passe à fond !”, mais mon pied disait non. La fois où j’y suis
parvenu : boum, record ! J’ai fait un tour à 262 km/h. Il reste
aujourd’hui encore le tour en course le plus rapide sur un circuit
routier. Même en F1 à Monza, ils n’ont pas réussi à faire mieux !
»
Cette fois-ci, Ferrari ne se dérobe pas et participe
bien aux 24 Heures du Mans. La tête d’affiche est somptueuse :
quatre Matra (dont trois 670B flambant neuves) contre trois Ferrari
312 PB. Dans le clan des Bleus, la sérénité règne.
On laisse même Arturo Merzario Pace, le lièvre de Ferrari, prendre
la tête en début de course. Mais bientôt, l’angoisse gagne le clan
français. Les Matra sont victimes de plusieurs déchapages : quatre
en douze heures !
L’état-major de l’équipe hésite : faut-il retirer les voitures de
la course ? Il tergiverse et n’en fait rien. Une seule voiture
échappe à ce mystérieux mal : la no 11 de l’équipage
Pescarolo-Larrousse, en tête mais menacée par la Ferrari
d’Ickx.
Des victoires pas si tranquilles !
Cette exception trouvera une explication après la course, comme
nous le raconte Gérard Larrousse : « Nous étions très inquiets
car nous redoutions que cela nous arrive aussi. Mais nous avons été
épargnés car nous étions un peu moins rapides.
Après la course, les mécaniciens ont compris pourquoi. La
course de la pédale de frein était un peu gênée par le palonnier,
ce qui l’empêchait de revenir à fond. Du coup, les plaquettes
étaient en contact permanent avec le disque. Cela nous coûtait
environ 10 km/h en ligne droite et nous amenait à consommer plus de
plaquettes de frein que les autres. Nous nous sommes d’ailleurs
fait “engueuler” par Gérard Ducarouge, qui nous reprochait de trop
freiner ! »
Et c’est ce ralentissement involontaire qui a sauvé la no 11 : en
sollicitant moins ses pneus, elle a échappé aux déchapages. Une
fois écartée la menace de la dernière Ferrari à une heure et demie
de la fin (abandon sur panne moteur), la voie était donc libre pour
le duo Pescarolo-Larrousse !
Déjà victorieux à Vallelunga et à Dijon en début de saison, ce duo
en parfaite harmonie s’impose dans la foulée du Mans à Zeltweg et
Watkins Glen. Matra est champion du monde des voitures de sport
face à Ferrari ! A la suite de ce double échec, la Scuderia
décidera de se concentrer sur la Formule 1.
En 1974, Alfa Romeo prend le relais de Ferrari en championnat du
monde mais déclare forfait juste avant Le Mans ! Pour Matra, la
concurrence se limite à deux Gulf, deux Ligier et deux Porsche
Turbo. Une formalité, a priori. Eh bien, pas du tout ! L’équipe,
qui porte désormais les couleurs de Gitanes, perd deux voitures sur
quatre en un même quart d’heure.
La troisième étant très attardée, la no 7 de l’incontournable duo
Pescarolo-Larrousse est seule à prétendre à une victoire en bleu,
blanc, rouge. Après un petit accrochage d’Henri en début de course,
la 670B châssis no 4 caracole en tête avec plusieurs tours d’avance
sur une Porsche Turbo aux trois quarts de l’épreuve.
L’affaire semble entendue… jusqu’au moment où Henri Pescarolo est
stoppé en piste peu avant 11 h. Problème de boîte de vitesses !
Avec moult précautions, Henri parvient à rapporter la voiture au
stand et reste impassible à son volant, pendant que les mécaniciens
se penchent sur la boîte de vitesses conçue par… Porsche,
rappelons-le.
« Il faut rendre hommage au fair-play de Porsche, qui a assuré
le service après-vente sur une auto qui pouvait gagner la course
face à l’une de ses voitures ! souligne Gérard Larrousse.
Ils nous ont envoyé un technicien. »
Les
« rats » étaient déjà à l’œuvre. L’un d’eux, Guy Pratt,
se souvient : « On savait qu’il y avait un problème sur
les boîtes Porsche. Il y avait une vis de fourchette qui se
desserrait, et la vis de verrouillage des fourchettes tombait dans
le carter de boîte. Jean Guyard, le responsable des boîtes de
vitesses, s’était d’ailleurs préparé à l’atelier pour démonter la
boîte à chaud et intervenir en cas de besoin en course. Tout était
rodé, et nous savions quels outils et quelles pièces lui
transmettre à quel moment. Il y avait bien un technicien de Porsche
qui était sur le muret des stands et qui supervisait la manœuvre,
mais il ne nous a pas aidés. Pas un mot, rien ! »
La boîte
est finalement remise en état, et Pesca peut reprendre la piste. Il
compte alors trois minutes d’avance sur la Porsche Turbo, qui est
revenue dans le même tour ! Ouf, c’était moins une ! La 670B n’aura
pas de mal à recreuser l’écart.
Elle s’impose au bout du compte avec six tours d’avance, à la
grande joie de toute l’équipe Matra, comblée par ce troisième
succès d’affilée au Mans. Pour terminer la saison en beauté, elle
remporte aussi le championnat du monde 1974.
Malheureusement, la belle série s’arrête là. En fin de saison,
Matra annonce son retrait de la compétition, non sans avoir marqué
l’histoire du sport automobile.
Matra MS670B (1973-1974) : fiche technique
- Dénomination moteur : Matra MS 73
- Architecture : V12 atmosphérique à 60°
- Cylindrée : 2 999 cm3
- Alésage x course : 79,7 x 50 mm
- Position : centrale arrière, longitudinale, moteur porteur
- Distribution : 4 soupapes par cylindre, double arbre à cames en tête
- Alimentation : injection Lucas
- Régime maxi : 10 500 tr/mn
- Puissance maxi : 450 ch à 10 500 tr/mn
- Couple maxi : 320 Nm à 8 400 tr/mn
- Transmission : roues AR
- Boîte de vitesses : Porsche à 5 rapports
- Embrayage : bidisque à sec Borg & Beck
- Châssis/coque : carrosserie en fibres de verre/monocoque en alliage léger
- Suspensions AV/AR : triangles superposés et combinés ressorts‑amortisseurs/basculeur, bras tirés et combinés ressorts-amortisseurs Freins : disques Girling ventilés
- Direction : à crémaillère
- Réservoir : 119 l
- Roues AV/AR : 13 x 11/13 x 17
- Pneus : Goodyear
- Empattement : 2 558 mm
- Voies AV/AR : 1 525/1 500 mm
- Poids : 675 kg
Retrouvez notre article "A la loupe" sur la Matra MS670B (1973-1974) dans le Sport Auto n°751 du 26/07/2024.


