Epsilon Euskadi-Judd ee1 (2008) : le "petit poucet" oublié du LMP1 à la loupe
Si la catégorie LMP1 d’Endurance a été dominée par les grands constructeurs tels qu’Audi, Peugeot, Toyota et Porsche, certaines voitures plus artisanales ont aussi tenté leur chance. Parmi ces "petits poucets" oubliés : cette Epsilon, seule auto espagnole à avoir jamais pris le départ des 24 Heures du Mans. Flash-back.
Les puristes les plus affûtés ne manqueront pas d’évoquer la venue de Pegaso aux 24 Heures du Mans 1953. Certes, le constructeur successeur d’Hispano-Suiza était bien présent dans la Sarthe, mais ses deux autos n’ont pas été en mesure de participer à la course.
Epsilon Euskadi : une équipe basque… créée par un Français !
Un échec effacé en 2008 par Epsilon Euskadi, une équipe
basque… créée par un Français ! Ancien ingénieur de l’équipe Graff
Racing, qui faisait la loi en F3 française, Michel Lecomte nous
raconte la genèse de cette équipe : "J’ai créé, à Mulsanne,
l’équipe Epsilon fin 1999 avec l’objectif de disputer le
championnat Open Telefónica avec Grégoire de Galzain et
Jean-Christophe Ravier.
Par la suite, Franck Montagny nous a rejoints et nous avons
remporté le titre en 2001. C’est alors que nous avons été approchés
par le pilote basque Ander Vilariño, qui venait de gagner le
championnat espagnol de Formule 3.
Il a couru pour nous en 2002 dans le championnat World Series by
Nissan. Il était soutenu par le gouvernement basque, qui nous a
demandé si nous étions disposés à monter une équipe au Pays basque
espagnol avec des pilotes basques.
Alors je leur ai présenté un projet qui consistait à fonder une
structure basée sur trois piliers : une équipe de compétition, un
bureau d’études et une école d’ingénieurs. Ils ont validé ce projet
que nous avons lancé en 2003 sous le nom d’“Epsilon Euskadi”
(“Euskadi” voulant dire “basque” en basque, NDLR).
Nous étions situés à flanc de montagne dans la petite ville
d’Azkoitia, entre Bilbao et San Sebastián. De la fenêtre de mon
bureau, je voyais l’abbaye de Loyola, le fondateur des
Jésuites."
Epsilon Euskadi-Judd ee1 (2008) : de belles retombées médiatiques
Pour Michel Lecomte, la dimension pédagogique de ce projet coule
de source. Diplômé de l’Ecole normale supérieure de Cachan option
génie mécanique, ce Manceau a en fait déjà enseigné au lycée Le
Mans Sud et établi des connexions entre cet établissement et une
équipe de course, pour le plus grand bonheur de quelques étudiants…
et de leurs parents, ravis de constater la métamorphose de leurs
rejetons, soudain passionnés par leurs études.
"Etablie en partenariat avec l’université de Mondragón, notre
école d’ingénieurs était spécialisée dans les véhicules haute
performance, poursuit le créateur d’Epsilon. Il fallait déjà être
ingénieur pour suivre cette formation bac +6 qui était prodiguée au
sein même de l’entreprise. Les élèves étaient impliqués dans le
programme compétition et venaient sur les circuits."
La formule fonctionne : en 2005, Epsilon Euskadi remporte le
championnat World Series by Nissan avec un certain Robert Kubica au
volant et un titre de champion de Formula Renault Eurocup suivra en
2007 avec Brendon Hartley, ce qui vaut à l’équipe basque de belles
retombées médiatiques.
Parallèlement à l’équipe de course et à la formation, le bureau
d’études basque prend corps : "En 2005, nous avons lancé la
conception d’une voiture de course. Le choix de l’Endurance s’est
imposé naturellement, car ce sont des autos à la fois extrêmement
performantes et qui doivent le rester longtemps malgré des
conditions d’exploitation très variées lors d’une même course. J’ai
engagé John Travis, un ancien ingénieur de Penske, comme chef de
projet et nous avons conçu ensemble la voiture en impliquant les
élèves. Cela les a surmotivés ! Ils n’ont d’ailleurs pas eu de mal
à trouver de bons postes par la suite…"
Un premier choix radical est opéré par le bureau d’études d’Epsilon
: "Le règlement permettait d’engager une barquette sans toit ou
bien une voiture fermée. A cette époque, il n’y avait pratiquement
que des voitures ouvertes.
Avec nos élèves, nous avons dessiné les deux versions et nous
avons opté pour la construction d’une voiture fermée. Cette option
présentait un petit avantage mais induisait une complexité
technique supérieure. Très vite, nous avons été confortés dans
notre choix : Peugeot faisait de même."
Epsilon Euskadi-Judd ee1 (2008) : en stand-by
pendant deux ans En 2006, le Catalan Joan Villadelprat
(ex-McLaren, Benetton, Ferrari et Prost Grand Prix) rejoint Epsilon
Euskadi et noue un accord avec Judd pour équiper la voiture
espagnole d’un moteur atmosphérique de 5,5 litres.
Autour du V10, John Travis et Michel Lecomte ont tâché d’innover :
"La bâche à huile était fixée à l’avant du moteur, ce qui
permettait d’éviter de devoir vidanger l’huile quand tu sortais le
moteur. C’était une première avancée intéressante. Nous avons aussi
conçu notre propre boîte de vitesses en carbone, retournée et
porteuse.
Les suspensions étaient directement fixées dessus. Le carter était
entièrement en fibres de carbone et la pignonnerie était signée
Ricardo. Sur le plan aérodynamique, 80 % de nos recherches étaient
faites en simulation CFD et nous avons procédé à des tests de
validation en soufflerie en Italie, chez Jean-Claude Migeot. Autre
caractéristique : des éléments de carrosserie clipsables."
Il en résulte une auto très intéressante qui devra toutefois
attendre pour prendre la piste. "Le projet est resté en
stand-by pendant près de deux ans. La voiture était dessinée. Nous
avions fabriqué des pièces prototypes, mais nous ne disposions pas
des moyens our la construire ni pour l’engager en course. Ces
moyens sont malheureusement arrivés après mon départ."
Fin 2007, Michel Lecomte doit en effet retourner au Mans auprès de
son épouse gravement malade. Le projet est dès lors porté par Joan
Villadelprat, qui embauche l’ingénieur argentin Sergio Rinland
(ex-Brabham, Benetton et Sauber).
Les moyens sont réunis pour construire deux châssis et engager
l’équipe dans le championnat Le Mans Series 2008. Le châssis no 1
est tout juste terminé pour participer aux essais préliminaires,
organisés début mars sur le circuit Paul Ricard.
Une vraie séance de déverminage ! De même, la première course
disputée sur le circuit de Barcelone, début avril, s’apparente à
une séance d’essais grandeur nature pour l’équipage espagnol
composé d’Angel Burgeño et Miguel Angel de Castro.
La voiture se qualifie 17e mais n’est classée que 32e en
course. A Monza, trois semaines plus tard, l’Epsilon Euskadi ee1
s’élance de la 10e place sur la grille, mais doit renoncer
avant l’arrivée. Aux 1.000 Kilomètres de Spa, en revanche, elle
rallie l’arrivée à une prometteuse 11e position.
Epsilon Euskadi-Judd ee1 (2008) : une deuxième voiture en urgence !
A l’approche des 24 Heures du Mans, l’équipe
basque frôle le surrégime : la deuxième voiture – qui figurait sur
la liste des suppléants – est finalement repêchée par les
organisateurs. La deuxième auto doit être montée en urgence !
Et Joan Villadelprat doit rapidement réunir un équipage solide.
"Il m’a appelé quelques jours avant la course, me précisant que
cette pige ne serait pas payée, se rappelle Jean-Marc Gounon, dont
la dernière participation au Mans remontait à 2005 (4e sur
Audi).
Il m’a rassuré en mentionnant que les deux autres pilotes seraient
Stefan Johansson et Shinji Nakano. J’ai tout de même demandé un
temps de réflexion. Je me suis renseigné auprès de l’équipe
Pescarolo qui m’a indiqué que le projet était sérieux. J’ai dit
banco."
Lors des essais du mercredi, Jean-Marc Gounon est le premier à
prendre la piste au volant de l’Epsilon no 21 : "La voiture
était inconduisible. Un enfer. Dès qu’elle passait 320 km/h, elle
était plantée sur l’avant. L’arrière ne suivait pas. On a donc
passé les deux premières heures à chercher, changer les
amortissements, etc. Nakano a pris le volant aussi.
Il s’est même arrêté en piste, tellement c’était inconduisible.
Notre voiture ayant été montée dans l’urgence, elle n’était pas
équipée de capteurs permettant d’analyser le problème. Néanmoins,
l’équipe a fini par trouver le souci. Il y avait eu une erreur de
montage de l’aéro, à l’avant."
L’équipe espagnole a su
rectifier le tir pour le deuxième jour d’essais : "Ça marchait
bien mieux", confirme l’ancien pilote de F1 ardéchois. Aux
mains de Jean-Marc Gounon, la voiture no 21 (châssis 1) se qualifie
en 15e position, deux rangs devant l’équipage espagnol sur la
voiture no 20 (châssis 2).
Epsilon Euskadi-Judd ee1 (2008) : la n°21 se retire après 158 tours
La course démarre bien : "La voiture était équilibrée, avec
un bon appui aéro. Le moteur envoyait fort. Ça marchait bien. Je
crois qu’on était 8e en début de course. Malheureusement, nous
avons commencé à avoir des problèmes de boîte de vitesses. Le
défaut de la voiture était d’être conçue comme une F1 :
l’accessibilité mécanique ne facilitait pas le travail des mécanos,
notamment concernant la boîte de vitesses."
Les problèmes de boîte perdurent et les Epsilon plongent au
classement : "Nous étions à près de 20 tours des leaders,
déplore Jean-Marc Gounon. Difficile de rester motivé dans ces
conditions. D’ailleurs, à un moment, en ligne droite, je me suis
surpris à penser aux objectifs de fin de mois de mon entreprise
!"
L’expérience prendra fin au petit matin : "A 7 heures, l’équipe
me réveille pour que je prenne le volant. Quand j’arrive au box, la
voiture est déjà arrêtée, boîte démontée. Là, un mécano vient me
voir, en pleurs : 'Je suis désolé. On n’a plus de pièces. On est
obligés d’abandonner.'"
La no 21 est retirée de la course après 158 tours. Fin de
l’expérience pour Gounon, qui garde le souvenir d’une voiture dotée
d’un potentiel : "Elle me faisait penser à un mix entre une
Peugeot 908 et une Zytek LMP2. C’était une belle auto mais l’équipe
manquait de budget. Encore une fois un projet pas abouti, faute de
moyens."
La voiture sœur bouclera 31 tours supplémentaires avant de renoncer
pour la même raison. Pour le reste de la saison, Epsilon Euskadi
engage – comme au Mans – deux voitures pour les équipages Angel
Burgeño-Miguel Angel de Castro et Adrián Vallés-Shinji Nakano.
Meilleurs résultats : 7e en qualif et 25e en course à
Silverstone. Le potentiel furtivement entrevu par Jean‑Marc Gounon
au Mans ne sera jamais pleinement exploité. Joan Villadelprat
caresse alors un autre rêve.
Grâce à une spectaculaire levée de fonds, il construit une nouvelle
usine de 4 000 m2 , équipée de sa propre soufflerie. Objectif :
propulser Epsilon Euskadi en Formule 1 ! Un projet grandiloquent
voué à l’échec, qui se traduisit par une douloureuse liquidation en
2011.
Epsilon Euskadi-Judd ee1 (2008) : sa fiche technique complète
- Moteur : V10 atmosphérique à 72° (Judd GV5.5)
- Position : centrale arrière, dans l’axe longitudinal
- Cylindrée : 5 496 cm3
- Alésage x course : 94 x 79,2 mm
- Distribution : double arbre à cames en tête, 4 soupapes par cylindre
- Alimentation : injection
- Lubrification : par carter sec
- Puissance : 650 ch à 7 000 tr/mn
- Couple maxi : 67 mkg à 6 500 tr/mn
- Châssis : coque en fibre de carbone avec moteur porteur
- Carrosserie : fibre de verre et Kevlar
- Suspensions AV & AR : triangles superposés, poussoirs, combinés ressorts amortisseurs, barres antiroulis
- Freins AV & AR : disques ventilés en carbone et céramique
- Transmission : propulsion
- Boîte de vitesses : 6 rapports à commande séquentielle, pignonnerie Ricardo
- Empattement : 2 980 mm
- Voies (AV/AR) : 1 684/1 571 mm
- Poids : 900 kg
Retrouvez notre article "A le loupe" consacré à l'Epsilon Euskadi-Judd ee1 (2008) dans le Sport Auto n°765 du 26/09/2025.


