A la loupe - Lister "Knobbly" (1959) : la "bête de course" qui se pilotait d'une main...

Publié le 21 octobre 2024 à 13:30
Mis à jour le 21 octobre 2024 à 14:24
A la loupe - Lister "Knobbly" (1959) : la "bête de course" qui se pilotait d'une main...

Conçues et fabriquées par un autodidacte, les Lister ont animé les pelotons des courses anglaises dans les années 50. Elles ont taquiné et souvent devancé les Jaguar ou les Aston Martin avec l’excellent pilote écossais Archie Scott Brown, qui ne disposait pourtant que d’un seul bras valide. Sport Auto vous raconte son histoire.

Ceux qui ont déjà eu le bonheur d’assister à une édition du Mans Classic ont certainement vu leur curiosité piquée par ces racers au capot protubérant, généralement très bien pilotés, s’offrant le luxe de tenir la dragée haute aux mythiques Jaguar Type D et Aston Martin DBR1 dans le plateau 3.
Purs produits de l’artisanat britannique, ces autos spectaculaires portent le nom de leur créateur Brian Horace Lister. Né dans une famille travaillant le métal depuis plusieurs générations, basée à Cambridge, le jeune Brian s’intéresse au sport automobile dès la fin des années 40, alors qu’il officie au sein de la Royal Air Force.
Il s’achète une Morgan et dispute quelques courses à son volant. Lorsque l’un de ses anciens camarades de classe, John Tojeiro, commence à adapter à sa manière des châssis Cooper et confie à la société George Lister and Sons Ltd quelques travaux de sous‑traitance, Brian Lister se met à phosphorer.
Il commande à Tojeiro un châssis spécial équipé d’un moteur Jap 1 100 cm3 qu’il modifie à son tour de façon substantielle. Il l’engage à quelques courses et obtient des résultats suffisamment encourageants pour donner à cette machine le surnom d’« Asteroid » (« astéroïde »). Seule ombre au tableau : si Lister parvient souvent à surclasser la plupart de ses adversaires, un pilote au volant d’une modeste MG TD standard le bat régulièrement.
Plus intéressé par la technique que par le pilotage, Brian Lister se dit que le mieux est de confier son cher Asteroid à ce pilote manifestement beaucoup plus doué que lui. Il va donc trouver Archie Scott Brown et lui propose le volant de sa création. Cette proposition est en fait le point de départ d’une superbe amitié entre les deux hommes.
Il faut dire que cet Archie Scott Brown est un sacré numéro qui ne laisse pas indifférent. Il doit composer depuis sa naissance avec des malformations dont il se joue avec malice. Il a des jambes extrêmement courtes, des pieds déformés qui lui imposent de porter d’épaisses chaussures orthopédiques, et un bras droit qui se termine juste au-dessous du coude par un simple pouce.
Pas vraiment le profil idéal pour faire carrière en sport automobile, direz-vous. Erreur ! Cet Ecossais au charme et à C la bonne humeur légendaires n’a que faire des préjugés. Il défie les lois de la physique en pratiquant avec talent de nombreux sports : escrime, tennis, football, billard, golf, cricket… et sport automobile.
Son père – qui porte exactement la même identité – était pilote Alvis avant‑guerre. Il l’a très tôt initié au pilotage et Archie a parfaitement assimilé cet apprentissage. Seul acteur de cette aventure encore en vie (il a 84 ans), l’ancien mécanicien Colin « Chippy » Crisp nous évoque ce pilote très atypique : « Il est né ainsi parce que sa mère avait contracté la rubéole lorsqu’elle était enceinte. Il a dû subir 22 opérations pour essayer d’améliorer sa situation, mais cela ne l’empêchait pas de maîtriser totalement sa voiture. Il lui fallait tout de même des pédales rehaussées et quelques adaptations. Il avait un pilotage spectaculaire et aimait maintenir son auto en dérive. C’était un pilote diablement rapide ! »

Lancement d’une marque

Liés par un simple accord verbal, Lister et Scott Brown ne vont pas tarder à faire parler d’eux. Au volant de l’Asteroid, le pilote écossais dispute douze courses lors de la saison 1953 et les remporte toutes. Il s’autorise même souvent à prendre un tour à ses concurrents !
Ces résultats donnent confiance à Brian Lister et l’encouragent à aller plus loin. Il propose à son père Horace, moyennant une subvention de 1 500 livres sterling, de construire une voiture baptisée « Lister » qui permettrait en cas de succès d’assurer la promotion de l’entreprise familiale.
Le père joue le jeu et la société Brian Lister Light Engineering est créée en 1954. Brian conçoit un châssis à longerons assez simple composé de tubes d’acier, des suspensions indépendantes à l’avant et un pont De Dion à l’arrière. Le tout étant propulsé par un 4 cylindres MG de 1 250 cm3 , préparé par Don Moore, complice de la première heure.
Sur le papier, cette auto ne présente que des solutions ultra-classiques. Brian Lister reconnaîtra d’ailleurs qu’il ne se définit pas comme un innovateur : « J’ai juste essayé de poser des éléments de manière qu’ils fonctionnent bien ensemble », confiera-t-il modestement plus tard dans une interview.
Ce goût pour la simplicité fait mouche. En guise d’échauffement, Archie Scott Brown gagne les deux premières courses disputées par la Lister, mais il rencontre bientôt un problème inattendu : lors du British Empire Trophy, l’une des courses les plus importantes de la saison anglaise, les commissaires lui retirent sa licence pour cause d’infirmité.
Heureusement, d’influentes personnalités – impressionnées par son aisance au volant – interviennent pour qu’il retrouve son précieux sésame. Il montre immédiatement le bien-fondé de ce soutien.
Lors de la course de Silverstone disputée en marge du grand prix de Formule 1, Archie Scott Brown remporte la catégorie 2 litres avec brio au volant d’une nouvelle Lister (numérotée « BHL2 »), cette fois-ci équipée d’un moteur Bristol 6 cylindres de 145 ch.
La course est retransmise à la télévision (une rareté à l’époque), pour le plus grand bonheur de Horace Lister, ravi d’entendre le nom de l’entreprise familiale maintes fois cité ! Cela valait bien le petit investissement consenti quelques mois plus tôt…
La marque Lister est lancée. En 1955, au volant de la Lister Bristol, Archie Scott Brown s’adjuge pas moins de treize victoires… et une jolie revanche face aux commissaires du British Empire Trophy ! Sous une pluie battante, l’Ecossais s’impose au classement général et devance – entre autres – l’Aston Martin DB3S 2,7 litres officielle de Reg Parnell et la Jaguar Type D 3 litres de Duncan Hamilton (vainqueur des 24 Heures du Mans 1953).
Invalide, Archie Scott Brown ? C’est cette année-là que Colin « Chippy » Crisp intègre la petite entreprise de Brian Lister. Il nous raconte ses débuts : « J’ai d’abord rejoint la société George Lister and Sons en tant qu’apprenti et j’ai rapidement voulu travailler à la production de voitures de course de Brian Lister, même si je n’avais aucune expérience dans le sport auto. Je n’avais que 15 ans ! Brian Lister et Archie Scott Brown constituaient une superbe équipe, mais l’auto manquait un peu de puissance pour pouvoir viser le classement général de manière régulière. Aussi, en 1956, Brian Lister a modifié la voiture pour recevoir un moteur Maserati semblable à celui qui animait la fameuse Maserati 250F. »
Une idée séduisante qui se transforme malheureusement en désastre. Le moteur est puissant (170 ch) mais il est mal usiné et pas fiable. Archie Scott Brown collectionne les abandons. Toutefois, cette Lister inaugure des caractéristiques qui resteront par la suite : des freins à disque ainsi qu’une carrosserie épousant au plus près les éléments mécaniques et faisant saillir de façon spectaculaire les passages de roue.
Le pilote écossais rafle tout de même trois victoires. Heureusement, les performances des Lister Bristol de l’année précédente ne sont pas passées inaperçues et la petite entreprise de Cambridge enregistre plusieurs commandes. « A l’époque, les voitures n’étaient pas construites selon des plans très précis, rappelle le mécanicien. Lorsqu’une modification était décidée, elle était vaguement griffonnée sur un coin de table… »
Une fois la malheureuse parenthèse Maserati refermée, les planètes s’alignent pour Lister. Après deux victoires aux 24 Heures du Mans, l’usine Jaguar choisit de se retirer de la compétition à la fin de la saison 1956. Brian Lister obtient la mise à disposition des moteurs qui équipaient les Type D d’usine.
Le châssis est à nouveau modifié, de même que la carrosserie en aluminium, fabriquée à Byfleet, dans les faubourgs de Londres, par la société Wakefields. Pour loger ce magnifique 6 cylindres en ligne de 3,4 litres développant plus de 250 ch, le capot avant reçoit une imposante bosse qui vaudra à la Lister un look improbable et un surnom amical : « Knobbly » (adjectif signifiant « noueux, tortueux, cabossé »).

Les succès s’enchaînent

Avec une telle bombe sous le capot, Lister et Archie Scott Brown – désormais courtisé par l’équipe de Formule 1 Connaught – retrouvent les avant-postes. Le pilote écossais inaugure au British Empire Trophy une nouvelle série de victoires. Lors de cette saison 1957, sur quatorze courses disputées, Scott Brown en remporte onze.
Il faut attendre le mois de septembre pour que l’équipe officielle Aston Martin parvienne à battre l’artisan de Cambridge ! Ces succès entraînent de nouvelles commandes. Et non des moindres : l’écurie Ecosse, victorieuse des deux dernières éditions des 24 Heures du Mans avec la Jaguar Type D, acquiert une Lister pour la saison 1958.
Richissime héritier, l’Américain Briggs Cunningham commande plusieurs Knobbly à destination du marché américain. Il s’agit d’une version spéciale prévue pour recevoir le moteur de la Chevrolet Corvette développant 350 ch.
"Le moteur Chevrolet et le Jaguar n’avaient pas du tout la même architecture, indique Colin « Chippy » Crisp. "Aussi a‑t‑il fallu revoir la partie avant du châssis pour pouvoir installer le V8 Chevrolet à la place du 6 cylindres Jaguar. Nous disposions d’un vrai V8 que nous avons intégré dans le premier exemplaire. Ensuite, nous avons travaillé à partir d’un gabarit et avons envoyé des châssis sans moteur de l’autre côté de l’Atlantique.é
Les Knobbly Chevrolet accumuleront un grand nombre de succès dans le championnat américain SCCA aux mains de Cunningham, Carroll Shelby ou Jim Hall. C’est une telle version qui illustre cet article (châssis BHL127).

Une période noire

Après quatre saisons disputées presque uniquement sur le territoire britannique, il est temps pour Lister de partir à la découverte du monde, d’autant que les mentalités changent à l’égard des spécificités physiques d’Archie Scott Brown.
Si l’Ecossais s’est vu interdire de prendre le départ d’une course en Italie l’année précédente, Brian Lister engage une voiture à Spa où son pilote fétiche est accueilli sans réticence. Deux Lister occupent les premières lignes de départ. Une fois n’est pas coutume, Archie Scott Brown est devancé à voiture égale par Masten Gregory, avec qui il se livre à un duel homérique.
Alors qu’il est en tête, Scott Brown aborde une section humide, perd le contrôle de sa Lister et heurte un panneau de signalisation. Sa monture, qui était équipée ce jour-là d’une carrosserie en magnésium pour gagner du poids, prend feu. Archie Scott Brown est emmené au service médical où il décède le lendemain.
Pour Brian Lister, ce funeste accident est une tragédie personnelle. Plus qu’un pilote, il perd un ami et un complice. Par loyauté envers ses employés et pour honorer les nombreuses commandes, Brian Lister continue l’activité. Lister est même représenté aux 24 Heures du Mans cette année-là avec deux équipages privés tous deux propulsés par des moteurs Jaguar 3 litres.
Si la Knobbly engagée par le duo belge Dubois-Rousselle est obligée d’abandonner, l’auto alignée par Bruce Halford pour lui-même et Brian Naylor termine à la quinzième place.
Conscient du déficit de vitesse de pointe de ses créations, Brian Lister embauche l’aérodynamicien Frank Costin pour dessiner une carrosserie profilée en vue de la saison 1959. C’est dans cette configuration que l’équipe Lister s’engage aux 24 Heures du Mans 1959.
« Un mauvais souvenir, résume l’ancien mécano de Lister, qui était de ce voyage. Déjà, avec cette nouvelle carrosserie, la voiture n’était pas plus rapide que la précédente. De plus, les deux autos ont été contraintes à l’abandon pour un problème moteur identique. C’est dommage car, à un moment, nous étions sur le point de prendre la tête et c’est finalement Aston Martin qui a signé le doublé. »
Quelques semaines plus tard, Ivor Bueb – promu pilote d’usine en remplacement de Scott Brown – se tue dans une course de F2. C’en est trop pour Brian Lister.
« Très marqué par ces accidents mortels, il a décidé de cesser l’activité voitures de course au cours de l’année 1959 et de se recentrer sur l’entreprise familiale », explique Colin « Chippy » Crisp. Il est difficile de déterminer précisément combien de voitures ont été produites, car Brian Lister ne tenait pas de registre.
L’ancien mécano l’évalue à une cinquantaine d’exemplaires. Une certitude s’impose : en seulement six ans, la marque de Cambridge s’était fait une place à part dans le paysage du sport automobile britannique et les nombreux concurrents qui se distinguent aujourd’hui en courses historiques sont là pour entretenir son souvenir.
Parmi ces pilotes, il en est un qui est tombé sous le charme de cette marque : Laurence Pearce. Il l’a achetée et a relancé une petite production de « continuation ». Si le cœur vous en dit, il est donc ainsi encore possible d’acquérir une Lister Knobbly flambant neuve soixante-cinq ans après sa disparition.

Lister "Knobbly" (1959) : fiche technique

  • Moteur : V8 atmosphérique (Chevrolet)
  • Cylindrée : 5 359 cm3
  • Disposition : longitudinale, porte‑à‑faux avant
  • Alésage x course : 101,6 x 82,5 mm
  • Puissance : 350 ch
  • Taux de compression : 11,2
  • Distribution : double arbre à cames en tête, 2 soupapes par cylindre
  • Alimentation : 4 carburateurs
  • Lubrification : par carter sec
  • Transmission : roues AR, 4 rapports manuels + marche arrière
  • Châssis : longerons, carrosserie en aluminium
  • Suspensions AV/AR : triangles superposés avec combinés ressort amortisseur/pont De Dion avec ressort à lames
  • Freins AV & AR : disques Girling
  • Roues AV & AR : 4,5 x 16
  • Pneus AV/AR : 5,50 x 16/6 x 16
  • Empattement : 2 337 mm
  • Voies AV/AR : 1 321/1 372 mm
  • L - l - h : 4 115 ‑ 1 588 ‑ 991 mm
  • Poids : 820 kg

Retrouvez notre focus sur la Lister "Knobbly" (1959) dans le Sport Auto n°752 du 30/08/2024.

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