Pour ou contre la politique Mercedes ?

Les GP du Mexique et du Brésil ont fait ressurgir questions et frustrations autour de la politique Mercedes en matière de stratégies pour ses pilotes. Débat.
Lewis Hamilton aime dire tout haut ce qu'il pense tout bas. Ou
le faire comprendre très nettement. Le triple champion du monde,
défait à Mexico et à Interlagos par Nico Rosberg, a à chaque fois
exprimé, à la radio pendant qu'il pilote et à l'arrivée en
interviews, sa frustration face à la donne stratégique chez
Mercedes.
Selon lui, les deux championnats du monde pilotes et constructeurs
étant assurés, Mercedes pourrait désormais sortir de la règle
édictée et acceptée de tous depuis le début, et laisser les deux
pilotes se battre avec plus de liberté lors des courses
restantes.
Dans les faits, Hamilton reprochait à Mercedes, au Mexique, de
l'avoir forcé à s'arrêter deux fois alors qu'il partait pour un
arrêt (Rosberg aussi ayant reçu l'ordre de suivre un plan à deux
arrêts). A Interlagos, l'Anglais se plaignait cette fois qu'il
n'ait pas pu, au début, passer de 2 arrêts à 3 arrêts et de ne pas
pouvoir tenter de rester sur 2 arrêts quand Mercedes a choisi de
passer sur trois. Hamilton veut qu'on le laisse décider, seul, sans
interférence des ingénieurs.
Malheureusement, la F1 est un sport d'une complexité folle (trop
sans doute) et aucun discours simpliste ne peut affirmer ni que
Mercedes a totalement tort et adopte une politique anti-sportive en
faveur du pilote en deuxième position, ni que Mercedes a raison et
que ses intérêts sont supérieurs à tout le reste.
Et si la question stratégique est aussi importante, c'est qu'au
final, elle revient plus ou moins à une consigne (team order),
interdite pourtant en F1. Car forcer deux pilotes en lutte à rester
sur la même stratégie revient au fond à les empêcher de se doubler.
Certes il reste la possibilité d'un arrêt loupé ou d'un dépassement
tout de même tenté, mais cela limite les rangs du possible.
1. La politique Mercedes :
Toto Wolff a le mérite d'être honnête. "Depuis 2013, nous avons la
même politique." C'est-à-dire celle de laisser officiellement les
pilotes se battre mais de quadriller malgré tout la question des
stratégies. La règle en la matière est simple : les ingénieurs
décident et la priorité est toujours donnée au pilote en tête. Ce
qui laisse en fait peu de liberté aux pilotes : uniquement au
départ et dans le premier relais. Mercedes assume sa politique au
point d'avoir une structure un peu à part en F1 : un seul ingénieur
stratège pour les deux voitures. Contre un par pilote dans la
plupart des écuries. D'ailleurs Hamilton a plusieurs fois
fait remarquer qu'il préférait la situation quand il était chez
McLaren. Il avait alors son propre stratège.
Mercedes, au contraire, souhaite tout contrôler et empêcher que
deux ingénieurs, chacun avec un intérêt différent, se tirent la
bourre pour faire gagner son pilote.
2. Le constat en 2015 :
En 2015, c'est à dire pour le moment sur 18 GP, il n'y a que deux
courses où les deux pilotes Mercedes ont eu une stratégie
différente. Et encore, à Monaco, c'était une erreur d'appréciation,
lors de la virtual safety car et la safety car, ayant coûté la
victoire à Hamilton. En Espagne, en revanche, si Rosberg était sur
2 arrêts, Hamilton était lui sur trois.
Pour le reste, les deux pilotes Mercedes ont toujours eu la même
stratégie. A quelques détails près : en Malaisie, Hamilton a mis
les pneus mediums au deuxième relais et Rosberg au troisième. En
Hongrie, Hamilton a mis les tendres au deuxième relais. Au Japon,
Hamilton a été chaussé des mediums au deuxième relais. Pour ce qui
est des tours d'entrée au stand, ils sont en général espacés d'un
ou deux tours seulement. Le plus gros écart a été à Austin, de 5
tours, mais la pluie en début de course a changé la donne.
3. Le cas du GP d'Espagne :
Pourquoi donc, Mercedes a-t-elle, au GP d'Espagne, choisi, et ce
pour la seule fois de la saison, deux stratégies différentes ? Tout
simplement pour aider Hamilton auteur d'un mauvais départ et doublé
par Vettel au premier virage. Afin de repasser une Ferrari moins
rapide mais dure à doubler sur une piste pas favorable aux
dépassements, Mercedes a fait passer Hamilton sur une stratégie
offensive, avec 1 arrêt de plus. Bingo : Lewis a finalement
récupéré la deuxième place.
Mercedes est prête à changer ses plans uniquement quand l'un de ses
pilotes est en danger face à un concurrent. Sinon, en cas de doublé
clairement en place, rien ne bouge jamais.
4. L'exemple du GP du Mexique :
C'est le premier GP où Hamilton a commencé à râler. En effet, parti
comme son équipier sur une stratégie à 1 arrêt, Lewis protégeait
ses pneus, pensant pouvoir battre son rival à ce jeu-là. Au 26e
tour, Rosberg, le leader, change de pneus. Hamilton fait de même 2
tours plus tard. Ils doivent normalement aller au bout.
Mais non, Mercedes décide de jouer la sécurité. Bottas, le
troisième étant très loin, les Allemands préfèrent ne pas risquer
une crevaison ou une défaillance de pneus, et donc appelle d'abord
Rosberg au stand au 46e tour. Puis Hamilton. Ce dernier, pas
content, refuse, questionne, demande à rester en piste. L'ordre est
répété. "C'est une erreur mais j'obéis." Lewis pouvait entrevoir la
victoire en restant sur un arrêt. Problème, Rosberg non plus ne
voulait pas faire deux arrêts, mais l'a fait quand même. Il
n'aurait donc pas été sportif de forcer Nico à rentrer et pas
Lewis. Et inversement. Les oeufs Mercedes sont toujours mis dans le
même panier. Cela peut aussi aller dans le sens de la
sportivité.
Panique chez Hamilton
5. L'exemple du GP du Brésil :
Rebelotte deux semaines plus tard. Rosberg, en pole position, et
Hamilton, deuxième, partent sur une stratégie à deux arrêts. Mais
les fortes températures possibles laissent penser que trois arrêts
pourraient être la meilleure solution. Petit à petit, les nuages
font baisser la température et la dégradation est finalement
moindre que prévue.
Au 22e tour, pourtant, Lewis dit à la radio : "je suis inquiet pour
mes pneus." Au 27e tour, son ingénieur le prévient de la
possibilite de passer au plan B, 3 arrêts. Hamilton se rassure sur
l'état de ses pneus et demande quoi faire pour passer Rosberg.
Réponse : "allonger le plus possible ton relais." Au 32e tour,
Vettel encore une menace potentielle car à 7 secondes du deuxième,
s'arrête pour la deuxième fois. Mercedes constate donc que Ferrari
passe son leader sur 3 arrêts. Réaction immédiate des Allemands. Au
33e tour, Rosberg change de pneus lui-aussi. Même stratégie que
Ferrari avec Vettel. On se dit alors que Lewis va porter son
attaque et rester en piste encore plusieurs tours. Mais non, il
imite son équipier au 34e tour.
Après coup, Hamilton a réclamé plus de liberté. Laquelle, en
l'occurrence ? L'Anglais voulait-il faire que deux arrêts ? Si oui,
son message du 22e tour n'était pas très rassurant. Aurait-il pu
aller jusqu'au 45e tour lors de son deuxième relais, afin de ne
plus s'arrêter ensuite ? Sans doute mais le rythme aurait-il été
suffisant face à un Vettel en mode sprint ? On a pu constater avec
Räikkönen, lui sur deux arrêts, que cette stratégie n'était pas
très rapide. Il n'a pas arrêté de perdre du temps. Mais la Mercedes
est à ce point rapide que Lewis aurait sans doute fait mieux. On ne
le saura jamais. Et passé à trois arrêts, que pouvait-il espérer de
mieux ? Pas grand chose.
Mercedes a, du point de vue de l'équipe, bien réagi en se calant
sur les choix de Ferrari pour Vettel. Evidemment, cela ne tenait
pas compte des intérêts d'Hamilton de viser la victoire. Terminer
deuxième ou troisième ne change pas grand chose pour lui. Mais
Mercedes avait pour priorité, ne l'oublions pas, d'assurer la place
de vice-champion de Rosberg face à Vettel.
En conférence de presse, Hamilton a affirmé que ses pneus ne lui
posaient aucun problème. Petite contradiction avec son inquiétude à
la radio, qu'il avait balayée plusieurs tours plus tard : "les
pneus se dégradent moins que nous le pensions." Lewis a joué un
double jeu pendant la course : il a trop attaqué au début et donc
mis en péril le plan A (2 arrêts), puis devant passer au plan B
auquel il a contribué (3 arrêts), il l'a critiqué. Pas très
logique. Comme Nico remarqua à la radio en début de course : "il
attaque trop fort."
Il y a clairement eu un peu de panique chez Hamilton, tout au long
de la course, comme à la fin quand il a noté des dégâts sur le
soubassement de sa voiture. Alors qu'il n'y avait rien.
Enfin, une communication radio de Rosberg, pendant le gp du Brésil,
a attiré l'attention. "C'est bon, Lewis s'est bien arrêté ?" Au 50e
tour, Nico semblait vouloir s'assurer que son équipier serait aussi
obligé de passer sur trois arrêts. Petit doute dans sa tête sur une
désobéissance possible de Lewis ? La situation est tendue chez
Mercedes.
6. Les arguments en faveur de Mercedes :
Gérer deux pilotes de pointe dans une même équipe est un enfer.
S'il y avait clairement un Numéro 1 ou un Numéro 2, les choses
seraient plus simples. Là, franchement, c'est un peu un casse-tête,
car quoique Mercedes fasse, ils seront critiqués. Critiqués pour ne
pas donner plus de liberté stratégique, ou critiqués pour laisser
ses deux pilotes possiblement jouer contre l'intérêt de l'équipe.
Si Vettel avait terminé devant Hamilton à Interlagos à cause d'une
stratégie à 2 arrêts pour Lewis, qu'aurait-on dit... Quand Mercedes
a voulu aider Hamilton à Monaco, elle l'a finalement fait perdre.
Et derrière, l'écurie a été raillée pendant des semaines.
Mercedes choisit de donner la priorité au pilote en tête. Pour eux,
si le pilote derrière demande une nouvelle stratégie car elle est
plus rapide, elle doit être appliquée au leader, même s'il ne l'a
pas demandée. Sinon, selon eux, cela serait injuste pour le leader.
Du point de vue efficacité, c'est redoutable.
Les pilotes, eux, ne sont de toute façon jamais contents. Car si
tenter un pari stratégique peut s'avérer payant, alors, le pilote
en tête demandera des comptes sur sa défaite. Et si ce pari s'avère
finalement perdant, l'autre fera de même. La polémique interne est
plus destructrice si un pilote pense avoir été défavorisé plutôt
que si l'un se plaint juste de ne pas être assez libre.
Mercedes reconnait être toujours prêt à faire varier leur
politique. "Si les deux jouaient le titre à la dernière course,
évidemment, ils seraient libres de faire leur choix," explique
Wolff. Cela prouve que Mercedes n'est pas bornée.
7. Les arguments en défaveur de Mercedes :
Gérer ses pilotes, oui, mais peut-être pas à ce point-là. Au
Mexique et au Brésil, l'écurie aurait pu laisser le choix à chacun
de choisir son option. Mais le problème est qu'alors, Nico et Lewis
auraient de toute façon choisi la même, et cela au final n'aurait
pas changé grand chose.
Mercedes choisit de ne pas changer de politique, même sur des
grands prix où il n'y a plus d'enjeux. Certes la lutte
Rosberg/Vettel compte (et rapporte gros en cas de doublé mondial
final), mais pour le grand public, c'est un peu obscur.
Tout cela laisse un peu à penser que les pilotes sont des
marionnettes. En affirmant que les pilotes ne peuvent pas décider
de la stratégie là où ils sont assis (c'est à dire dans la voiture)
- ce qui est grande partie vraie vu les tas de données traitées à
la seconde par les ingénieurs dans le stand et à l'usine -,
Mercedes joue un peu contre l'intérêt de la F1. Encore une fois,
ils ont techniquement raison, mais ce n'est pas un bon message à
faire passer. On regarde quand même et surtout la F1 pour les
pilotes et non pour les ingénieurs.
8. Que faire donc ?
La FIA ou quelconque règlement peut-il intervenir ? Non. Déjà que
tout ce qui a été fait pour interdire les consignes d'écurie est
difficilement suivi des faits, là, c'est encore pire.
On pourrait très bien obliger Mercedes et toutes les écuries de F1
à nommer deux stratèges, un par pilote, et donc empêcher que tout
ne soit que dans les mains d'un seul homme. Mais de toute façon,
deux stratèges seraient aussi sous la direction des patrons de
l'écurie. Au final, Wolff ou Lowe interdirait à l'ingé de l'un des
pilotes de tenter quelque chose de différent.
La seule solution serait la suppression de toute communication
radio et même le bannissement des télémétries pendant que les
voiture tournent. Mais les F1 modernes supporteraient-elle de
rouler plus de 1h30 sans capteur pour vérifier leur bon
fonctionnement ? Et un sport du 21e siècle peut-il revenir en
arrière et adopter des méthodes des années 80 ? D'autres sports
font face au même problème : le vélo notamment, dans un Tour de
France verrouillé par les oreillettes.
Le pire des poisons
Conclusion :
Fans, spectateurs, téléspectateurs et journalistes veulent tous la
même chose : que le sport triomphe, que les pilotes soient le plus
libre possible de se battre. La liberté absolue n'existe pas dans
un sport technique et brassant autant d'intérêts économiques, et
les deux pilotes d'une même écurie doivent aussi penser à l'intérêt
d'une marque dépassant 400 millions par an et de troupes faites de
600 employés dévoués.
L'époque où Prost et Senna faisaient tout en secret, et où les deux
rivaux en arrivaient à donner des fausses infos à l'autre pour
changer au dernier moment, sur la grille, les réglages, est
révolue. L'informatique et les ordinateurs ne peuvent plus être
trompés.
Mais la F1 ou plutôt les écuries doivent une nouvelle fois accepter
de faire des sacrifices. La F1 n'existe que parce qu'il y a des
fans. Elle est un sport d'ampleur mondial car ceux-ci sont plus
nombreux qu'ailleurs. Offrir deux grands prix (Mexique et Brésil)
avec des pilotes museler en stratégie n'est pas le meilleur
spectacle possible. Ni le meilleur retour pour une marque comme
Mercedes. Cela entache leur mérite.
Il faut toujours se protéger du pire des poisons : laisser croire
que les pilotes ne comptent plus. Car dès lors, tout le monde sera
perdant, et non plus seulement Mercedes.
En même temps, on ne doit pas toujours tomber dans le piège de la
mauvaise foi des pilotes, tous à peu près connus pour chercher une
bonne excuse, même là où elle n'existe pas. Avec Hamilton, c'est un
peu le cas depuis deux courses.


