Suspense et spectacle dans l'histoire de la F1

La F1 2015 est fortement critiquée pour son manque de spectacle et de suspense. Qu'en est-il vraiment ? Réponses avec ce qui, historiquement, a marché ou pas.
Voici notre troisième dossier sur la F1 moderne. Après celui sur
les critiques puis celui sur les performances, nous avons étudié l'évolution du
spectacle, du suspense et des dépassements au fil des âges,
décennie par décennie. Cette analyse se base uniquement sur des
chiffres, qui, par définition, ont aussi leur limite. Libre à
chacun d'avoir sa propre sensibilité, selon ses pilotes favoris ou
écuries fétiches. Peu de suspense mais du spectacle, du suspense
mais pas de spectacle, des performances mais pas de dépassements,
des dépassements mais pas de performances... Les combinaisons, on
va le voir, sont infinies.
Entre fantasme et réalité, la F1 ne va pas naturellement de pair
avec des notions comme le suspense, l'équité et le spectacle
garanti à tous les coups. Ce sport, un des rares à mettre autant en
avant une dimension technique, porte en lui-même une partie du
poison qui de temps en temps agit contre ses propres intérêts.
Jugez plutôt avec ces quelques constatations premières :
- en 65 ans de F1, seules neuf saisons ont vu un pilote être titré
au volant d’un voiture qui, elle, n’a pas remporté le titre des
constructeurs (crée en 1958) : 58, 73, 76, 82, 83, 86, 94, 99,
08.
- depuis 1958, il n’y a eu que 15 écuries sacrées chez les
constructeurs, et encore, certaines étaient en fait les mêmes, seul
le nom ayant changé (ex : Tyrrell appelée Matra International en
69, redevenue Tyrrell, rachetée par BAR, puis Brawn et enfin
Mercedes ; ou encore Benetton puis Renault). Cela en fait
finalement 11 seulement.
- 40 saisons sur 65 ont vu une écurie gagner plus de la moitié des
GP dans une saison. Avec des taux parfois autour de 80%, jusqu'à
même 100% !
- seuls 28 titres pilotes se sont décidés à la dernière course, en
65 ans.
- il n’est arrivé que 10 fois de voir 3 pilotes ou plus '4) en lice
pour un titre.
Maintenant, voyons la tendance, décennie par décennie.
- Les années 50
Ce sont les débuts du championnat du monde pilotes. Les
statistiques sont déjà claires et peu favorables (accentuées par un
calendrier encore peu fourni). C’est la décennie la moins ouverte
de l’histoire.
Les dix saisons ont vu une écurie gagner plus de 50% des GP, dont
deux avec le taux historique de 100% de réussite (1950 avec Alfa et
1952 avec Ferrari).
Chez les pilotes, six saisons ont vu un pilote gagner 50% de GP et
plus. 1952 et 1954 sont les saisons où le taux atteint des records
: 85% en 1952 et 75% en 1954. Fangio a remporté 5 titres sur
10.
Malgré cela, cinq titres se sont joués à la dernière course (50,
51, 56, 58, 59) mais c’était surtout dû au petit nombre de GP et au
faible barème de points (8 pts pour le vainqueur, 6 pour le
second).
A la fin des années 50, le nouveau format des courses (300 km au
lieu de 500) a changé la donne. Le départ à la retraite de Fangio
aussi ! Après l'Argentin, et bien aidé par la nouvelle formule 1,5
litre, il y a eu 6 champions du monde différents en 7 ans.
- Les années 60
Elles démarrent dans la tradition des 50’s. En 1960 et 1961, une
écurie domine les débats avec plus de 60% de victoires.
En 1963, Clark atteint les 70% de victoires. Jamais un champion
n'avait marqué 2 fois plus de points que son dauphin. C'est le plus
gros écart jusqu'en 1971 et 1992 ! Pendant dix ans, le champion du
monde a toujours été titré sur la voiture championne du monde des
constructeurs.
A partir de 1966 et le lancement de la formule 3 Litres, tout
s'équilibre enfin. La F1 change. Le titre se joué à 4 reprises à la
dernière course. On atteint pour la première fois le total de 7
vainqueurs différents dans une saison (1968). Cela augure d'une
prochaine décennie fantastique.
- Les années 70
Justement, ce sont les années où tout devient de plus en plus
disputé. Hormis 1973, aucune écurie n’a jamais gagné plus de 50%
des GP. Un seul pilote a atteint ce taux (1971). Jamais il n'y a eu
ni n'aura aussi peu de domination.
A partir de 1974, il y a toujours au moins 6 vainqueurs différents,
jusqu'à 9 en 1975.
1976 est dans le Top 5 des saisons les plus serrées de l’histoire,
l’accident de Lauda ayant un peu superficiellement changé la donne.
Avant son accident, il était largement en tête.
C’est en 1973 seulement que, pour la première depuis 1958 (création
de la coupe constructeurs), un pilote a été champion sur une
voiture non titrée chez les constructeurs. Stewart l’a emporté sur
une Tyrrell. Lotus a été titrée.
Le titre, pendant cette décennie, ne s’est pourtant joué qu’à 2
reprises à la dernière couse (74 et 76). Comme quoi on ne peut pas
tout avoir !
Le pire ennemi ? Les dominations outrancières !
- Les années 80
Le show des 70's perdure. Mieux, le suspense est à son comble.
Mieux il s'accentue encore un peu plus. Le titre s’est joué à 5
reprises à la dernière course, de 1981 à 1984, puis en 1986.
En 1982, le taux de victoire d'une écurie chute historiquement à
25%, 12 pour un pilote (Keke Rosberg, champion). Cela s'explique
par la mort de Gilles Villeneuve et l'accident de Pironi chez
Ferrari. Il y a cette année-là 11 vainqueurs différents, le record
absolu. Les autres années, c'est entre 5 et 8.
Le taux de victoire d'un champion du monde se réduit à 5 et moins
pendant 9 ans.
A trois reprises, le pilote champion l’a été sur une voiture non
titrée chez les constructeurs (82, 83, 86). Hormis en 1988, aucun
pilote n’a remporté plus de 50% des GP.
Les dépassements sont à une excellente moyenne de 40 par course.
Les meilleurs saisons en ce domaine sont 1985 et 1984.
Mais cette tendance s'effondre au milieu des années 80. On arrive à
un nouveau tournant, celui des dominations. Les écarts se creusent
violemment lorsque la technologie turbo est prise en main par les
constructeurs : Porsche, Honda...
En 1988, McLaren écrase le championnat avec 93% de victoires. Le
deuxième taux le plus fort de l'histoire. En 1989, avec l'arrivée
de l'ère du V10 atmo, McLaren domine moins mais remporte plus de
60% des courses.
Aucun titre ne se joue à la dernière course à partir de 1987.
Heureusement, il y a le duel Prost/Senna qui fait oublier que la F1
est alors sous le joug d'une domination. Et cela vient seulement de
commencer...
- Les années 90
Les dominations s'amplifient : McLaren, Williams, Benetton
dépassent toutes les 60% de victoires. Jusqu'à 75% pour Williams en
1996. Six pilotes remportent le titre avec plus de 50% de
victoires.
A partir de 1994, les dépassements s’écroulent. Exactement quand
les ravitaillements en essence sont de retour. La moyenne chute à
moins de 20 par GP. Le pire étant 1996, avec autour de 10 par gp.
C'est la deuxième pire de l'histoire côté dépassements (après...
2005!).
Deux champions atteignent le nombre de 9 victoires par saison. Ce
n'était jamais arrivé avant (il y avait déjà plus de 15 gp depuis
longtemps).
Pourtant, nouvelle contradiction, cinq titres se sont joués à la
dernière course, dont consécutivement de 1996 à 1999. Mais jamais
entre plus de 2 pilotes.
En 1994 et 1999, l’écurie championne des constructeurs laisse
échapper le titre mondial chez les pilotes.
- Les années 2000
Le nouveau millénaire a des airs de F1... des années 50 ! Ferrari
enregistre des taux effrayants de victoires : 88% de victoires en
2002 et 83 % en 2004. 72% pour Schumacher en 2004. Un seul titre se
décide à la dernière course jusqu'en 2006. 11 et 13 victoires sont
inscrites dans une saison par Schumacher. Seuls Mansell en 1992,
Clark en 1963 et Stewart en 1971 ont autant écrasé un championnat
dans l'histoire de la F1. Les dépassements sont dans la zone rouge,
entre 13 et 18 par GP.
2005 est la pire saison de l'histoire pour les dépassements. Il n'y
avait alors qu'un train de pneus pour toute la course. 2
dépassements seulement en Espagne, 5 en Australie, 4 à Magny-Cours,
6 au Brésil... Les F1 ne sont jamais allés aussi vite, mais elles
ne se dépassent pas.
Il y a heureusement un rayon de soleil éphémère : la saison 2003,
avec d'un coup 8 vainqueurs différents.
Ensuite intervient une rupture dans la décennie. A partir de 2006,
ça bouge. Jusqu'en 2011, aucun pilote ne remportera plus de 38% des
courses. On n'avait pas vu mieux depuis le début des années 80.
Trois fois de suite, le titre se joue à la dernière course. Dont
entre 3 candidats en 2007. Pas plus de 50% de victoires pour une
écurie.
2007 et 2008 deviennent les 2e et 3e saisons les plus serrées de
l’histoire, après celles de 1984.
2008 voit Hamilton être titré alors que c’est Ferrari qui remporte
le titre constructeurs.
On sacre champion du monde 5 nouveaux pilotes en 6 ans : Alonso,
Räikkönen, Hamilton, Button et Vettel. Comme entre 1978 et
1982.
Rechute en 2009, avec la domination BrawnGP puis Red Bull et des
dépassements qui en pâtissent à nouveau : 0 à Valence.
- Les années 2010
A partir de 2011, les dépassements explosent littéralement. C’est
l’effet conjugué du DRS et des pneus Pirelli. En 2011, la moyenne
de dépassement atteint les 60 par GP ! Le double du début des
années 90. Ils sont devenus assez artificiels, mais il y en a !
Chez les pilotes, Vettel domine largement les saisons 2011 et 2013,
avec plus de 68% de victoires lors de cette dernière année.
Malgré cela, le titre se joue à la dernière course en 2010, 2012 et
2014. Avec un record historique en 2010 : 4 pilotes étaient pour la
toute première fois mathématiquement titrable.
2012 est tout de même la 4e saison la plus serrée de l’histoire. Il
y a eu 8 vainqueurs différents. Ce n'est pas il y a un siècle, mais
il y a 3 ans.
Petit à petit, les dépassements reperdent du terrain. Les pneus
créent moins de spectacles.
A partir de 2014, tout rebascule dans le négatif. La domination
Mercedes revient à des niveaux des années 50 : 84% de victoires.
Pour la première fois depuis 1988 et surtout 1963, il n'y a que 3
vainqueurs différents. Hamilton remporte 11 courses en 2014. Mais
les dépassements sont quand même au rendez-vous : 67 en Malaisie,
43 à Bahreïn, en 2015.
2014 ressemble à s'y méprendre à la saison 1988. Avec une lutte
entre équipiers. Hamilton et Rosberg ont joué le titre à la
dernière course. Ce qui a limité la casse.
Conclusion
Plusieurs périodes émergent comme les meilleurs en termes purement
spectacle et suspense : 1958-1961, 1966-1984, 1986-1991, 1997-1999,
2006-2012.
Plusieurs autres en revanche n'ont pas été prolifiques : 1950-1957,
1962-1965 (hors 1964), 1992-1996, 2001-2004 (hors 2003), et
2014-2015.
Cela n'a pas toujours été la fête en F1 côté suspense et spectacle.
Surtout depuis un tournant, la fin des années 80. Sur les 29
dernières saisons, 26 ont vu une écurie gagner plus de la moitié
des GP.
Même les plus belles ères (Fangio, Clark, Stewart, Lauda, turbos,
Prost/Senna, V10...) ont un temps déçu après nous avoir régalé.
Rien n'est jamais gravé dans le marbre. L'histoire de la F1 est un
tout, et le présent en fait partie.
Le plus intéressant à noter est que l'influence des règlementations
est en fait assez faible. Au sein d'un même règlement, on a à la
fois des saisons extraordinaires puis des saisons ternes. On a eu
par exemple 2010 et 2012, avec la lutte Vettel/Alonso, mais ensuite
2011 et 2013 avec la domination Vettel. Même chose entre 2003 et
2002/2004. Pareil dans les années 80, avec une année de domination
outrancière de McLaren (1988) après des années ouvertes comme
jamais.
Finalement, on semble souvent oublier que le pire ennemi de la F1
est la supériorité technique d'une voiture et d'une écurie. Or,
là-dessus, aucun règlement n'a vraiment de prise... A toutes les
époques, c'est arrivé, souvent d'un coup, et pas forcément à
l'occasion d'un changement règlementaire.
Deux autres éléments ont beaucoup réduit l'impression de spectacles
dans la F1 moderne. Tout d'abord la fiabilité mécanique qui limite
les surprises. Il n'était pas rare, jusqu'au début des années 90,
de ne voir que 5 ou même 4 voitures à l'arrivée (hors Monaco 1996,
avec 3 voitures à l'arrivée). Ensuite, le nombre de participants
qui a chuté dramatiquement. On est allé jusqu'à 19 écuries, la
dernière fois en 1989. Il y en avait encore 16 en 1992, 14 en 1994.
Depuis 1996, il y en a eu entre 10 et 12. On a vu 50 pilotes en
1971, 45 en 1994. Il n'y en a plus que 20 cette année... Cela
change aussi tout. Sans oublier que pendant des décennies, les
accidents tragiques et les morts de pilotes ont énormément
redistribué les cartes.
Contrairement à ce que l'on entend, les 10 dernières années
apparaissent plutôt dans le haut du panier. On est très dur avec
une époque où l'on ne voit plus des écarts aussi monstres que dans
le passé. Il y a plusieurs fois eu 1 tour d'écart entre le 1er et
le 2 d'un grand prix. Ce n'est plus le cas depuis 1995.
A partir de 1984, la grande tendance négative est de ne voir
souvent que trois ou quatre voitures dans le même tour. Cela a duré
très longtemps, jusqu'à environ 1997.
Il est vrai que 2014 et 2015 ont noirci le tableau. Et le problème
n°1 s'appelle... Mercedes ! 2015 voit s'exercer sous nos yeux la
domination la plus nette de l'histoire, avec 1988. Celle de Red
Bull en 2010-2013 ou même Williams 1992-1993 n'est rien à côté. En
Malaisie, sous l'effet de la victoire de Vettel, d'un coup, les
critiques avaient disparu. Le dernier grand prix de
Grande-Bretagne, avec la surprise Williams, a mis le feu à une
saison jusque-là sous le joug de Mercedes. Pareil l'an passé avec
les trois succès de Ricciardo. Là, plus personne se plaignait. Il
faut évidemment changer tout ce qui ne va pas en F1: trop de
pénalités, trop de règles, un moteur qui crée trop d'écart... Mais
pas sûr que toute la bonne volonté du monde fasse perdre 7 dixièmes
de secondes au tour aux Mercedes !


