Interview - Kévin Estre : "Il ne me reste plus qu'à gagner le général au Mans"
La détermination et le sens de l’attaque qui animent en permanence Kévin Estre ont fini par payer. Avec ses équipiers André Lotterer et Laurens Vanthoor, le Lyonnais a remporté le championnat du monde d’Endurance 2024 au volant de leur Porsche 963 du Team Penske. Sport Auto l'a rencontré.
Dans notre série "Histoires d'Autos", Sport Auto a rencontré Kevin Estre, sacré Champion du monde d'Endurance en 2024 avec Porsche Penske Motorsport.
SA : Quel est votre premier souvenir automobile ?
C’est de regarder tous les grands prix de F1 à la télévision
avec mon père et mon grand‑père, le dimanche. Je devais avoir 3 ou
4 ans. C’était l’époque du duel Prost-Senna. On était plutôt pour
Senna. Mon grand-père et mon père ont longtemps pratiqué le
Karting. Mon oncle aussi. Il est toujours préparateur.
Mon père a essayé de faire une carrière en tant que pilote, mais il
s’est arrêté en Formule Ford. Il a ensuite créé son écurie. Mon
grand-père a continué comme mécano et préparateur de moteurs. Il a
été le mécano de Nico Rosberg quand il a gagné le championnat de
France.
J’ai grandi sur les circuits pour accompagner mon père, mon oncle
ou mon grand-père. J’ai eu un kart à mes 4 ans. J’ai commencé à
courir en Karting à mon tour et à faire des résultats.
Vous êtes-vous tout de suite projeté en sport auto ?
Oui, tout de suite, mon rêve a été de courir en Formule 1.
Je suis passé en Formule Campus en 2006. J’ai été champion, mais de
justesse ! Ça a été très chaud avec Tristan Vautier. Nous étions
ex-æquo et avons été départagés au nombre de victoires.
Pour moi, c’était essentiel car ça m’a permis d’obtenir une bourse
FFSA plus importante pour courir en Formule Renault l’année
suivante. Je pense que cette saison 2007 a sûrement été la pire de
ma carrière !
A la fin de cette saison, il a fallu que je change mon fusil
d’épaule. Je n’avais pas le choix : je n’avais pas les moyens de
continuer en monoplace.
Comment avez-vous rebondi ?
L’équipe Graff Racing pour laquelle je roulais courait aussi
en Carrera Cup avec Patrick Pilet. En 2007, Patrick a remporté la
Carrera Cup dès sa première saison, ce qui était vraiment
incroyable, et il a été promu pilote officiel Porsche dans la
foulée.
Il restait une saison de budget à son manager, Christian Bouas.
J’ai été choisi. A partir de ce moment, j’ai complètement changé
mon état d’esprit. Je me suis dit : « Maintenant, il va falloir
essayer de vivre de ma passion et devenir professionnel. »
L’adaptation à la Carrera Cup a-t-elle été simple au volant d’une voiture très différente d’une monoplace ?
C’était très différent en tout. La Porsche faisait deux fois
le poids et la puissance d’une Formule Renault. Lorsque j’ai
commencé, c’était encore la version 997, une super voiture mais il
fallait freiner du pied droit, débrayer, faire le talon pointe, ce
que je ne faisais plus en monoplace.
C’était vraiment une discipline de spécialistes avec un gros
niveau. J’ai terminé ma première saison sur une victoire. Par la
suite, nous sommes passés à la Porsche 991, avec changement de
vitesses par palettes au volant, plus d’aéro. Il était de nouveau
possible de freiner du pied gauche.
J’ai été champion en 2011. En parallèle, j’ai couru en Supercup. Ma
carrière internationale a commencé à ce moment-là. La deuxième
saison, en 2012, je suis vice-champion en Supercup.
A partir de là, je n’avais plus à apporter de budget. Je suis passé
professionnel, même si je gagnais juste ma vie. En 2013, j’ai
remporté la Carrera Cup allemande, une grande étape.
Cela vous permet-il de devenir pilote d’usine ?
Dès 2012, Porsche m’avait proposé de faire quelques courses
pour eux. Ils m’ont fait participer aux 24 Heures de Daytona, ma
première course d’Endurance. Et puis, fin 2013, Hexis Racing
m’offre de disputer la finale du championnat du monde GT à Bakou
sur une McLaren et un circuit en ville que je ne connaissais
pas.
A l’issue d’une jolie remontée, nous avons terminé sur le podium.
Et le lundi matin, le patron du programme GT de McLaren m’appelle
pour me proposer de devenir un de leurs pilotes officiels.
Pour moi, c’était une belle reconnaissance et une délivrance.
Jusque là, j’avais des contrats très précaires avec des teams
privés. Là, ça m’offrait une sécurité appréciable. Et puis j’étais
fier d’avoir la confiance d’un constructeur.
Aviez-vous abordé cette course de Bakou avec l’intuition que cela pourrait déboucher sur quelque chose ?
Non, pas spécialement. A cette époque, j’abordais chaque
course en me disant qu’elle pouvait être décisive pour ma carrière.
A ce niveau, il y a toujours un constructeur ou un gros sponsor qui
peut la regarder et qui va être soit impressionné, soit déçu par ce
que tu fais.
J’envisageais toutes les courses comme ça. Vous dites « à cette
époque-là », mais on a le sentiment que cet état d’esprit est
encore d’actualité… Oui, c’est mon état d’esprit mais, à ce
moment-là, il fallait vraiment que je prouve que j’étais assez bon
pour être pro et pilote officiel.
Maintenant, je n’ai plus besoin de le faire. Mais c’est sûr que je
donne tout ce que je peux chaque fois que je monte dans la voiture,
et même en dehors, parce que j’ai la chance de faire ce qui me
passionne. Et puis j’aime trop gagner et je n’ai pas envie d’avoir
de regrets.
Je ne veux pas avoir sur la conscience une place perdue en course
ou au championnat, donc je m’investis beaucoup. J’ai ce caractère
de battant depuis que je suis tout petit.
J’ai compris assez tôt dans ma vie qu’il fallait vraiment tout
donner, ne rien laisser au hasard, sinon on n’arrivait à rien,
surtout dans le sport automobile qui est un milieu qui coûte
beaucoup d’argent. Je suis loin de venir d’une famille aisée. Mes
parents ont beaucoup sacrifié pour moi.
En 2015, vous découvrez les 24 Heures du Mans. Une expérience conforme à vos attentes ?
C’était un objectif pour moi mais, lors de mes discussions
avec les équipes, on me disait : « Oui, tu es rapide, mais tu n’as
jamais fait Le Mans. On préfère un pilote d’expérience. » Et puis
Philippe Dumas, l’exTeam Manager d’Hexis Racing, m’a proposé de
courir en LMP2 chez Oak Racing.
J’ai commencé avec Laurens Vanthoor, qui est toujours mon équipier
aujourd’hui ! J’ai trouvé que tout était beaucoup plus grand que ce
que j’imaginais. La parade, la pression, l’attention des
spectateurs, la difficulté de gérer le trafic sur une telle durée
et dans les deux sens…
En tout cas, c’était une bonne façon de débuter au Mans. Cette
année-là, Porsche m’a contacté pour devenir pilote d’usine à partir
de 2016. Pour eux, c’était une sécurité de savoir que j’avais déjà
fait cette course. Ils m’ont d’ailleurs aligné au Mans dès 2016 sur
une RSR officielle.
A l’époque, la catégorie GTE Pro était extrêmement relevée. Comment avez-vous vécu ces années-là ?
Il y a eu bien sûr des moments frustrants comme dans toute
carrière, surtout quand il y a un petit peu de politique qui entre
en jeu. Après, ça reste de très, très belles années. Je suis
extrêmement fier et content d’avoir pu les vivre.
Il y a eu deux-trois magnifiques années autour de 2018 avec 5
constructeurs et 17 voitures au Mans. Des autos extraordinaires. La
RSR 2017, avec son échappement central sans silencieux, était
incroyable. Je retiens bien sûr la victoire en GTE Pro au Mans en
2018. En plus, c’était le 70ème anniversaire de
Porsche.
La livrée Cochon Rose de votre Porsche vous a-t-elle inspiré ?
Ce look nous a été proposé en février tandis que nous étions
à Tenerife pour un stage de préparation physique. Porsche nous a
alors présenté le projet de recourir à des décorations historiques
et ils nous ont demandé de choisir. Mes équipiers ont tout de suite
souhaité la Cochon Rose.
Je les ai regardés : « Vous êtes sûrs ? La Rothmans est quand même
plus jolie, non ? » Et puis finalement, ça a été la bonne décision.
Nous avions la performance, et la réussite a été avec nous. Tout
s’est mis en place. Ça a été une victoire incroyable.
Jusque-là, je n’avais jamais fini une course d’Endurance de plus de
six heures sans avoir un problème. Je n’y ai cru qu’une fois la
ligne d’arrivée franchie. Ça a débloqué mon compteur et ça nous a
aussi permis de prendre la tête au championnat des pilotes, que
nous avons gagné.
Depuis, vous avez remporté le classement général des 24H de Spa en 2019 et des 24H du Nürburgring en 2021…
Ce sont des courses très différentes. Par exemple, aux 24
Heures de Spa, il y a beaucoup de safety cars. Il y a un côté «
course d’attente » où il faut rester dans le tour du leader. Les 24
Heures du Nürburgring, c’est l’opposé : une course avec beaucoup de
rythme, parce qu’il n’y a pas de safety car.
C’est vraiment un sprint sur vingt-quatre heures, mais sur le
circuit le plus difficile du monde, avec 170 autres voitures sur
piste, de la grêle, du brouillard, de la pluie, etc. Cette course,
on peut l’aimer et la détester sur un même tour.
Les émotions fluctuent énormément parce qu’il y a tellement de
variables, dont la météo et le trafic, et des autos qui sont très,
très différentes avec parfois des écarts de vitesse de 130 km/h. De
temps à autre, on a envie de se téléporter sur son canapé et de ne
pas avoir à composer avec tout ça.
Mais malgré tout, je souhaite vraiment faire cette course chaque
année ! Après Le Mans, c’est celle qui me tient le plus à cœur. Je
n’ai pas encore trouvé l’équivalent sur le plan de
l’adrénaline.
Je pense que ça doit être semblable à un Rallye de Finlande à 180
km/h entre les arbres ou à Pikes Peak. Sauf que ça dure
vingt-quatre heures.
On imagine que courir dans la nouvelle catégorie Hypercar était un objectif pour vous…
Oui. Dès qu’il y a eu les premières rumeurs d’une venue de Porsche, j’ai pris mon destin en main. Je suis allé voir les responsables du programme en leur exprimant mon envie de participer à cette aventure.
L’équipage s’est-il trouvé rapidement ?
Oui. Je connaissais déjà très bien Laurens (Vanthoor) mais
pas bien André (Lotterer). Il a fallu qu’on apprenne à travailler
ensemble, mais ça a été très facile. Notre approche du sport auto
et de l’Endurance à tous les trois est très similaire.
En revanche, en dehors des circuits, Laurens est à des
années-lumière d’André et moi. Il est un peu extrême en ce qui
concerne le sport et la diététique. Donc c’est un calvaire d’aller
au resto avec lui ! Mais on a instauré une règle tous les trois :
c’est chacun à son tour pour choisir le restaurant.
Après une première saison difficile, avez-vous douté de la faculté de Porsche et de Penske à faire de la 963 une voiture victorieuse ?
Nous avons eu des doutes, oui, bien sûr, parce qu’on était
quand même très loin en début d’année dernière. Et puis sur la
seconde partie de saison, on a vu un peu de lumière au bout du
tunnel. L’hiver a été assez compliqué. Nos deux ingénieurs ont
changé. Je les connaissais depuis 2017…
Et en fait ça s’est très bien passé avec les nouveaux. Nous avons
beaucoup travaillé et sommes arrivés à la première course de
l’année, au Qatar, sans savoir vraiment où nous situer. Après deux
heures de course, on a compris que ça sentait bon. Cette victoire a
été un soulagement pour tout le monde.
Par la suite, vous avez enchaîné les performances. Selon vous, quels ont été les moments clés de votre saison ?
En ce qui me concerne, le moment de pilotage de l’année, je
dirais Imola, lors de la deuxième course, sous la pluie. Durant les
deux derniers relais, il pleuvait des trombes d’eau et il y a une
safety car et un restart en pneus slicks. Ça a été très chaud.
Une course mentalement éprouvante sur un circuit à l’ancienne où il
est très facile de se mettre dans le mur. Ensuite, je pense que ma
pole des 24 Heures du Mans est un autre temps fort. Ça a été
sûrement le meilleur tour de ma carrière. La voiture était très
rapide mais assez difficile à conduire.
Parvenir à finir ce tour sans erreur, sans dépassement de track
limits, sans bloquer une roue, tout en étant à la limite, n’a pas
été facile ! Je me sentais bien. Parfois, on arrive à surpasser un
petit peu la performance de l’auto. En tout cas, cette fois-là, je
pense que c’est ce qui s’est passé.
A quel moment de la saison avez-vous commencé à songer au championnat du monde ?
Avant Le Mans, on ne pensait qu’à remporter les 24 Heures,
ce qui n’est pas arrivé. Grosse déception. A partir de São Paulo,
on s’est concentré sur le championnat du monde. La course de Fuji,
sur le terrain de Toyota, nous a mis dans une très bonne
position.
J’estime que, ce jour-là, nous avons fait une course parfaite. En
arrivant à Bahreïn, tout le monde nous disait : « De toute façon,
vous êtes déjà champions ! » C’est vrai qu’il ne nous manquait que
quelques points mais rien n’était joué. Il suffisait d’un problème
technique ou de la moindre chose pour que les autres gagnent.
Ce fut une course difficile. On n’avait pas le même niveau de
performance que d’habitude et, en plus, tout s’est très mal
enchaîné dès le départ. Laurens s’est retrouvé dernier à la sortie
du virage 4 !
C’était le scénario catastrophe pendant les deux premières heures.
Heureusement, nos concurrents principaux ont fait une course encore
plus calamiteuse et nous avons tout de même été titrés.
Que représente ce titre pour vous ?
Ça représente des années et des années de travail, de joie, de frustration… Etre champion du monde d’Endurance en Hypercar, après l’avoir été en GT, c’est le plus gros titre qu’on peut avoir dans l’univers de l’Endurance, face à une concurrence énorme, en plus. Donc c’est une très grande fierté. Il ne me reste plus qu’à remporter le classement général des 24 Heures du Mans !
Votre petit frère Dylan court en Formule 4. Le coachez-vous ?
Je lui prodigue le plus de conseils possible mais, cette
année, je ne suis allé le voir que sur deux courses. On s’appelle
très régulièrement et il m’envoie ses caméras embarquées et ses
acquisitions de données.
A l’inverse de moi, il n’a presque pas couru en Karting. Donc il a
une petite phase d’apprentissage : gestion du stress, de l’attaque,
etc. Il a fait une belle fin de saison.
Retrouvez notre interview avec Kevin Estre dans le Sport Auto n°755 du 29/11/2024.


