A la loupe - March-Ford 711 (1971) : focus sur la première F1 d'un certain Niki Lauda...
Non, cette monoplace à la forme improbable ne s’est pas échappée d’un épisode de "Barbapapa". Ce n’est pas un jouet mais bien une vraie F1. La preuve ? Elle a permis à Ronnie Peterson de devenir vice-champion du monde et à Niki Lauda de faire ses débuts en Grands Prix.
Le moins que l’on puisse dire est que, dès sa création en 1969,
March a su se faire remarquer ! Fruit de l’association des jeunes
et ambitieux Max Mosley, Alan Rees, Graham Coaker et Robin Herd
(dont les initiales composent le nom de la société), ce nouveau
constructeur brûle de faire bouger les lignes.
N’ayant peur de rien, il attaque tous les fronts en même temps :
Formule 1, Formule 2, Formule 3, Formule 5000 et CanAm ! Rien que
ça. Son but ? Vendre le plus grand nombre de voitures possible. Un
programme titanesque accueilli avec un scepticisme narquois par la
concurrence.
Il n’empêche, lorsque la saison de Formule 1 1970 commence en
Afrique du Sud, début mars, il y a bien cinq March sur la grille de
départ. Mieux : les deux meilleurs temps des qualifications sont
signés par les March 701 de Jackie Stewart (champion du monde en
titre) et Chris Amon ! Difficile d’imaginer entrée en matière plus
retentissante…
D’autant que cette performance en qualifications est bientôt
confirmée en course. Dans la foulée de sa troisième place
sud-africaine, Jackie Stewart (sur la March engagée par l’équipe
Tyrrell) remporte dix jours plus tard, à Brands Hatch, la Race of
Champions. Certes, il ne s’agit que d’une course hors
championnat.
Alors, histoire de convaincre les plus sceptiques, Stewart confirme
lors de la deuxième manche du championnat du monde en gagnant le
Grand Prix d’Espagne ! La suite de la saison sera un peu moins
glorieuse mais une série de deuxièmes places permet tout de même à
March de terminer à la troisième position du championnat des
constructeurs, derrière Lotus et Ferrari et devant Brabham,
McLaren, BRM et Matra. Jolie performance pour un constructeur
débutant !
On pourrait penser que les quatre effrontés ont réussi leur coup,
mais ce n’est pas aussi simple. La March 702 – alignée en Formule 2
– a été un échec cuisant. Or la vente de monoplaces dans les
formules juniors constitue un élément fondamental dans l’équation
économique de ce jeune constructeur.
Après de tels débuts, donc, la saison 1971 revêt une importance
particulière. Il faut confirmer sur le front de la Formule 1 – qui
coûte de l’argent – tout en redressant la situation sur les autres
marchés, censés remplir les caisses.
Un plateau pour tasses de thé
Brillant ingénieur (titulaire d’un double cursus en ingénierie
et en physique à Oxford), Robin Herd est au four et au moulin.
Avant d’attaquer cette deuxième saison, il n’hésite pas à renforcer
son bureau d’études basé à Bicester, près de Silverstone. Il engage
notamment Geoff Ferris, qui était jusque-là l’assistant de Maurice
Philippe chez Lotus.
Les deux hommes planchent sur la conception de la nouvelle F1,
baptisée « 711 » (la nomenclature de March commence par l’année de
production, suivie du numéro de la discipline). Ayant participé à
la conception de la Lotus 72 qui a permis à Jochen Rindt et Lotus
d’être champions du monde, Ferris importe le concept de base de
cette monoplace révolutionnaire.
A des fins aérodynamiques, les radiateurs ne sont plus installés de
manière frontale dans le nez mais reculés dans des petits pontons
situés devant les roues arrière. Cette architecture présente deux
avantages : une répartition des masses centrée sur l’arrière
permettant d’optimiser la motricité et, surtout, la possibilité de
donner à la partie avant de la carrosserie une forme bien plus
efficace sur le plan aérodynamique.
Dans cette perspective, Herd – très accaparé par le dessin de la
nouvelle F2 – confie l’étude aérodynamique à Frank Costin, qui a
œuvré lui aussi dans l’aéronautique avant d’appliquer son expertise
aérodynamique au sport automobile.
Il est notamment l’auteur de la carrosserie particulièrement
enveloppante de la Vanwall ayant remporté le premier titre mondial
des constructeurs de Formule 1 en 1958. Frank Costin (frère de
Mike, le « Cos » de Cosworth) s’attelle à la tâche mais aborde
l’exercice d’une manière très personnelle.
Là où Lotus avait profité du recul des radiateurs pour donner au
nez de la 72 une forme très plate et anguleuse destinée à générer
de l’appui, Costin vise le même objectif mais par le biais de
formes tout en rondeur. Le nez de la 711 prend la forme d’un bulbe
surmonté par un imposant aileron monobloc et plat.
Les esprits les plus caustiques voient dans cet appendice
protubérant un parfait plateau pour poser les tasses de thé à
l’heure du tea break. Les férus d’aéronautique, plus indulgents,
préfèrent y voir une référence directe à la forme elliptique des
ailes des Spitfire à l’œuvre pendant la Seconde Guerre
mondiale.
Une chose est sûre : la 711 choque par son allure qui ressemble
davantage à un jouet qu’à une monoplace conquérante. Cette
caractéristique ne gêne pas les dirigeants de March. Bien au
contraire. Ils voient dans cette allure improbable le moyen
d’affirmer leur originalité et un certain sens de l’innovation. Il
ne reste plus qu’à valider ce concept sur la piste…
C’est là que la situation se complique un petit peu. March ne peut
plus compter sur la maestria de Jackie Stewart. En 1970, Ken
Tyrrell n’avait acheté des châssis March qu’à titre intermédiaire,
en attendant de construire ses propres monoplaces qu’il a
d’ailleurs engagées dès la fin de saison 1970.
Pour briller aux avant-postes, March doit uniquement se reposer sur
son équipe officielle qui dispose, avec le Suédois Ronnie Peterson,
d’un pilote très prometteur (engagé la saison précédente sur une
March privée). En revanche, les caisses de l’écurie sont
désespérément vides ! S’ils impressionnent les fans, les logos STP
présents sur la carrosserie ne s’accompagnent malheureusement que
de subsides dérisoires.
Doté d’un bon budget, le gentleman driver espagnol Alex Soler-Roig
est bombardé deuxième pilote. Chargé des affaires commerciales, Max
Mosley (futur président de la FIA) passe aussi un accord avec Alfa
Romeo : une 711 équipée d’un V8 italien sera engagée pour Andrea De
Adamich.
Certes, ce moteur et ce pilote déjà vus chez McLaren la saison
précédente n’ont pas spécialement brillé, mais ils arrivent avec
une mallette de 20 000 livres sterling (£) ! Et puis, Mosley pense
à l’avenir. Il sait qu’Alfa prépare un V12 et il espère que March
sera bientôt largement subventionné et équipé par le constructeur
italien…
Par ailleurs, deux 711 sont vendues à des équipes privées. Frank
Williams en a acheté une pour faire courir Henri Pescarolo, qui
garde un bon souvenir de cette monoplace : « C’était une bonne
auto, dotée d’un bon potentiel. Elle était bien meilleure que la
voiture qui lui a succédé.
En revanche, à l’époque, Frank n’avait pas un rond et le budget que
j’ai apporté a surtout servi à éponger les dettes accumulées la
saison précédente. Alors, nous n’avons pas vraiment eu les moyens
de l’exploiter. » Skip Barber en a aussi acquis une pour disputer
le championnat de F5000 américain ainsi que trois grands prix.
Malheureusement, le début de saison est décevant.
A Kyalami, lors de la première manche, Ronnie Peterson n’est que
treizième en qualifications, à plus de 2’’ de la pole, et dixième
en course, à deux tours du vainqueur. On est loin du coup d’éclat
vécu douze mois plus tôt. Pire, sur les longues lignes droites du
circuit sud-africain, le Suédois s’est retrouvé dans l’incapacité
de dépasser John Love, engagé sur une March 701 de l’année
précédente.
Les gains aérodynamiques promis par Frank Costin – évalués par
l’intéressé à environ 20 ch – ne semblent pas au rendez-vous. Ça
tombe mal pour l’ingénieur anglais qui a exigé que sa rémunération
soit indexée sur le gain de performance aéro obtenu. Il ne sera
finalement pas payé ! D’autant que la carrosserie enveloppante, qui
couvre le moteur, entraîne une surchauffe de ce dernier.
A la suite de l’accident de Ronnie Peterson lors de la Race of
Champions disputée hors championnat, le design de la 711 subit une
modification importante : les freins avant initialement installés
dans le châssis (comme sur la Lotus 72) sont déplacés dans les
roues.
Au Grand Prix d’Espagne, Henri Pescarolo est le mieux placé du clan
March aux essais mais il n’est que onzième (aucune voiture à
l’arrivée). Heureusement, la situation s’améliore à partir du Grand
Prix de Monaco, où la 711 reçoit une suspension arrière revue
(ainsi que des disques de frein avant en cuivre, furtivement testés
et aussitôt démontés).
Bien remis d’un accident lors du récent International Trophy (il
avait d’ailleurs momentanément perdu connaissance et était passé
par la case hôpital), Ronnie Peterson réalise une performance
éblouissante au volant du châssis no 2 qui illustre cet
article.
Qualifié seulement huitième, il pointe déjà cinquième à l’issue du
premier tour mais se retrouve bloqué derrière un Pedro Rodríguez
très peu coopératif. Au treizième tour, la BRM du Mexicain est
victime d’une crevaison. Peterson a la voie libre !
Et il remonte fort vers le trio de tête. Après avoir établi la
jonction, il ravit la troisième place à Jacky Ickx (Ferrari) au
trentième passage et double Jo Siffert (BRM) lors de la boucle
suivante. Le voilà deuxième à 17’’ de Stewart !
Il signe un moment le meilleur tour en course, mais, impérial,
Stewart réplique. L’Ecossais a la course bien en main et Peterson
se contente de cueillir la deuxième place. Ce magnifique résultat
ne donne toutefois pas lieu à une grande fête.
Au même moment, l’équipe March apprend le décès de Graham Coaker,
l’un de ses fondateurs, des suites d’un accident au volant d’une
March F2. Graham avait, certes, quitté l’entreprise quelques mois
plus tôt, mais il demeurait un proche de l’écurie.
Peterson : un atout précieux
Heureusement, Peterson se crée d’autres opportunités de monter
sur le podium. Au Grand Prix de Grande-Bretagne, il termine à
nouveau deuxième (alors qu’Henri Pescarolo se classe à une jolie
quatrième place).
A Monza, un mois et demi plus tard, March pense pouvoir renouer
avec la première marche. Sur ce circuit où le phénomène
d’aspiration est déterminant, Ronnie Peterson est le pilote qui
passe le plus de tours en tête.
Il mène d’ailleurs le peloton lorsque celui-ci aborde pour la
dernière fois la Parabolique. C’est à cet instant que Peter Gethin,
au volant de la BRM, porte une attaque qui s’avérera décisive
quelques centaines de mètres plus loin.
Les deux hommes passent la ligne d’arrivée, séparés par seulement
un centième de seconde ! Jamais dans toute l’histoire de la Formule
1 une arrivée n’aura été aussi serrée. Cette statistique n’enlève
malheureusement rien à la frustration du clan March en ce 5
septembre 1971.
Dans la foulée, Peterson termine deuxième au Canada (après avoir
mené 13 tours) et troisième aux Etats-Unis. Cette série de places
d’honneur lui vaut de terminer vice-champion du monde, derrière
Jackie Stewart !
Un classement absolument inespéré qui positionne le Suédois comme
l’un des plus sûrs espoirs de la Formule 1. Colin Chapman (Lotus)
n’a pas attendu la fin de saison pour le comprendre.
Dès l’été, il a tenté de débaucher le Suédois, proposant même à
March un dédommagement de 35 000 £. Malgré le besoin criant de
liquidités, Max Mosley – conscient que Peterson est un atout
précieux pour March – a décliné l’offre. Le Suédois ne rejoindra
Lotus qu’en 1973. Malheureusement, les choix imposés par cette
situation financière précaire ont pesé sur les résultats de
l’écurie.
Ronnie Peterson est, en effet, le seul pilote à avoir marqué des
points « constructeur » cette saison-là. Après cinq grands prix,
Soler-Roig a arrêté les frais et a été remplacé par Nanni Galli,
soutenu par Alfa Romeo.
Le V8 italien (utilisé en une occasion par Peterson au Grand Prix
de France) s’avère décevant. L’accord ne sera d’ailleurs pas
renouvelé en 1972, Max Mosley ayant trouvé une autre source de
revenus plus prometteuse en la personne de… Niki Lauda. Issu d’une
famille très aisée, le jeune pilote autrichien ne compte pas parmi
les espoirs du sport automobile.
Ses résultats en Formule 3 sont plutôt médiocres, mais lors d’une
séance d’essais de F2 à laquelle participe aussi Ronnie Peterson,
Robin Herd se dit que, finalement, cet Autrichien a peut-être du
potentiel.
Il est du reste engagé (moyennant finances, bien sûr) sur une 711
lors de son grand prix national. Malgré une prestation anonyme,
Lauda ressort de cette course écourtée par des problèmes de tenue
de route plus déterminé que jamais à faire carrière en F1.
En dépit de l’opposition de son très influent grand-père, il
emprunte à une banque autrichienne la somme délirante de 35 000 £
afin de se payer le volant d’une March pour la saison suivante.
C’est cette somme qui permettra à March de terminer l’année sans
déposer le bilan !
March-Ford 711 (1971) : fiche technique
- Moteur : V8 à 90° atmosphérique (Ford Cosworth DFV)
- Cylindrée : 2 993 cm3
- Position : centrale arrière, monté longitudinalement
- Alésage x course : 85,7 x 64,8 mm
- Distribution : 4 soupapes par cylindre, double arbre à cames en tête
- Puissance : 450 ch à 10 600 tr/mn
- Couple : 36 mkg à 8 500 tr/mn
- Transmission : aux roues arrière
- Boîte de vitesses : Hewland FGA 400 à 5 rapports manuels + marche arrière adaptée
- Différentiel : double Châssis : monocoque en aluminium
- Suspension AV/AR : triangles superposés, amortisseurs Koni/deux bras inférieurs parallèles, un bras supérieur
- Freins AV & AR : disques en acier, simples étriers en position in-board (dans les roues à partir du G.P. d’Espagne 1971)
- Roues AV/AR : 10 x 13/16 x 15
- Pneus : Firestone
- Empattement : 2 438 mm
- L - l - h : non communiqué - 1 524 mm - non communiqué
- Poids : 560 kg
Retrouvez notre focus sur la March-Ford 711 de 1971 dans le Sport Auto n°745 du 26/01/2024.


