Ferrari 250 GT Breadvan (1962) : rencontre avec la plus belle des "camionnettes"

Publié le 24 octobre 2025 à 11:30
Ferrari 250 GT Breadvan (1962) : rencontre avec la plus belle des "camionnettes"

"Vous êtes un traître ! Oubliez vos commandes de GTO !" : c’est à la suite de ce charmant coup de fil d’Enzo Ferrari que le comte Volpi a fait transformer sa Ferrari 250 GT en une "GTO faite maison". Il en résulte cette "camionnette de boulanger" aussi atypique que performante, la Breadvan. Sport Auto a pu la rencontrer.

Après une saison 1961 triomphale, ponctuée par une victoire au championnat du monde de Formule 1 et à celui des voitures de sport, on aurait pu s’attendre à ce que la fin d’année soit l’objet de chaleureuses célébrations au sein de la Scuderia Ferrari.

Hiver 1961 : prémisses d'une drôle histoire...

Il n’en est rien. L’équipe italienne est même secouée par une véritable tornade interne. A son origine ? Une gifle ! Celle donnée par Laura, la volcanique femme d’Enzo Ferrari, à Girolamo Gardini, le directeur commercial de Ferrari qui avait joué un rôle fondamental pour établir la réputation de la marque de Maranello dont les voitures de route se vendaient peu au début.
L’intrusion de Laura Ferrari dans le fonctionnement de la Scuderia était devenue problématique et, en octobre, une discussion avec Gardini a dégénéré. Les membres de l’équipe ont expliqué à Enzo Ferrari que cette situation était inacceptable.
Loin de les soutenir face à son épouse, Ferrari limoge les frondeurs : Girolamo Gardini, Carlo Chiti, le directeur technique, Romolo Tavoni, le directeur sportif, et Fausto Galassi, le meilleur fondeur d’Italie.
Par solidarité avec ses camarades, Giotto Bizzarrini – l’ingénieur qui avait conçu la Testarossa 3 litres, la 250 GT SWB et la GTO – décide de quitter Ferrari, lui aussi ! Tout ce petit monde se lance alors dans la création d’une nouvelle marque.
Baptisée « Automobili Turismo e Sport » (ATS), elle est financée en grande partie par des capitaux exotiques apportés par Giorgio Billi – un Italien faisant du commerce avec l’URSS – et Jaime Ortiz-Patiño, un milliardaire bolivien né à Paris et ayant disputé le tournoi de Roland‑Garros.
Chef d’orchestre de ce projet, Gardini, à la recherche d’un troisième actionnaire, contacte le comte Giovanni Volpi di Misurata. Agé de seulement 23 ans, celui-ci est le fils d’un Vénitien bien connu, ayant été tour à tour ministre des Finances, gouverneur de la Tripolitaine (colonie italienne en Afrique du Nord) et fondateur de la Mostra de Venise, le fameux festival de film.
Ayant hérité de son père à l’âge de 20 ans, Giovanni Volpi s’adonne à sa passion d’enfance : l’automobile. Il crée en 1959 la Scuderia Serenissima (parfois également dénommée « Scuderia SSS Repubblica di Venezia ») en hommage à sa chère ville natale.
Cette équipe engage des voitures de marques différentes dans diverses compétitions pour des pilotes aussi capés que Graham Hill, Dan Gurney ou Maurice Trintignant, qui dispute, par exemple, toute la saison 1961 de Formule 1 au volant d’une Cooper‑Maserati engagée sous pavillon vénitien.
Le jeune comte figure aussi parmi les clients les plus fidèles de Ferrari. « Ça a commencé par une Ferrari California et puis, voilà, c’est parti de là… » nous confie-t-il. Par la suite, il acquiert plusieurs autres Ferrari de route et de course.
En cette fin de saison 61, il rachète d’ailleurs la 250 GT châssis court (Short Wheelbase) no 2819 avec laquelle Olivier Gendebien a remporté le Tour de France auto. Il compte aussi dans son garage une Ferrari Testarossa.
Fort logiquement, le comte Volpi figure en tête de liste sur le carnet de commandes de la future GTO que Bizzarrini vient de concocter. « Enzo Ferrari m’avait promis les deux premiers exemplaires de la GTO ! » confirme-t-il.

Bizzarrini pour complice

C’est alors que le comte Volpi reçoit une proposition insolite : « Fin janvier, Gardini me téléphone et m’explique le projet ATS, précise qu’il reste à attribuer 20 % du capital et me demande si ça m’intéresse.
Je lui réponds oui et pose une condition dont j’étais absolument certain qu’elle serait rejetée. J’ai réclamé que cette marque soit rebaptisée “Serenissima” au bout d’un an. Au lieu de refuser, il m’a dit oui ! J’étais très embêté car j’étais obligé de rester… »
Cette association ne durera d’ailleurs que quelques mois, Volpi, Bizzarrini et Gardini quittant le projet après la première rencontre des trois actionnaires. L’implication du comte vénitien ne tarde pas à revenir aux oreilles de Ferrari qui accueille très mal cette initiative : « Enzo Ferrari m’a immédiatement téléphoné, se souvient le comte Volpi. L’appel a duré peut-être cinq ou six secondes. Juste le temps de me dire : “Vous êtes un traître ! Oubliez vos commandes de GTO !”
Et il a raccroché. J’appelle alors Bizzarrini qui se met à rire et me déclare : “Pas de problème. Vous avez la 250 GT SWB de Gendebien. Nous allons la modifier et faire mieux qu’une GTO !” »
Nul n’était mieux placé que le père de la GTO pour diriger une telle transformation !
Dès la fin mars 1962, Giotto Bizzarrini se met au travail sur deux fronts : le moteur et la carrosserie. Le compartiment moteur réserve une bonne surprise : « La voiture avec laquelle Gendebien avait remporté le Tour de France était équipée de la dernière version du moteur de Testarossa ! constate alors le comte Volpi. Ferrari avait triché car il voulait vraiment faire de Gendebien une star. Il lui avait donc mis 30 à 40 ch de plus ! »
Bizzarrini remplace les trois carburateurs par six carbu Weber, comme sur la GTO, ce qui permet d’atteindre la puissance de 300 ch… comme la GTO. Il installe aussi un système de lubrification à carter sec. « Cela lui a donné la possibilité d’abaisser le moteur de 10 cm, précise le comte Volpi. Il l’a également reculé d’une douzaine de centimètres. »
De ce fait, le V12 était quasi placé derrière l’axe des roues avant en position centrale avant, ce qui favorisera un excellent équilibre et nécessitera un nouvel arbre de transmission. Ce positionnement moteur permet aussi d’adopter un capot avant surbaissé par rapport à une GTO.
Il est découpé au niveau des carburateurs et surplombé sur cette zone par une bulle transparente en plexiglas. « Il n’y a pas de raison technique, explique le commanditaire de cette version spéciale. C’est purement esthétique. Je trouvais ça joli ! »
Au-delà de cette partie avant, c’est surtout sur la partie arrière que Bizzarrini apporte à la voiture du comte ce qui fait sa plus grande originalité. L’ingénieur italien applique à la lettre les principes établis dès les années 30 par Wunibald Kamm.
Après des tests en soufflerie, cet aérodynamicien allemand a en effet détecté qu’une ligne de toit rectiligne et un arrière tronqué réduisaient significativement la traînée. Guidé uniquement par la performance, Bizzarini n’hésite pas à dessiner un toit plat et un arrière de type « break de chasse », auquel Piero Drogo (Carrozzeria Sports Cars) donnera forme. « Drogo et ses ouvriers ont juste mis les coups de marteau, précise Volpi. Il n’a rien inventé. »
Finalement, cette 250 GT montée en gamme ne pèse que 935 kg contre 1 000 aux GTO. A défaut de recevoir une appellation officielle, cette auto – dont les écussons Ferrari sont remplacés par l’emblème de la Scuderia Serenissima – gagne vite un surnom : « Nous l’appelions “la Camionetta” entre nous, raconte le comte Volpi. Par la suite, un journal anglais l’a baptisée “Breadvan”. Ils avaient publié une caricature d’un cuisinier qui mettait une pizza à cuire à l’arrière de la voiture… Ce surnom est resté. »

Démonstration

La Breadvan destinée à Carlo Mario Abate et à Colin Davis est prête à temps pour les 24 Heures du Mans où la Scuderia Serenissima engage deux autres voitures : la 250 Testarossa ayant remporté le classement général des 12 Heures de Sebring – confiée à Bonnier et Gurney – et une GTO que le comte Volpi a réussi à acquérir par le biais d’un prête-nom de Bologne, engagée pour Vaccarella et Scarlatti.
Très probablement sous pression de Ferrari, les organisateurs refusent d’inscrire la Breadvan en catégorie GT. Elle est alignée en Sport comme la Testarossa. Pas de quoi contrarier le comte Volpi : « C’était même plutôt une satisfaction de voir la Breadvan dans la catégorie la plus relevée. Je n’étais de toute façon animé par aucun sentiment de revanche à l’égard de Ferrari. Il n’y a jamais rien eu de tout ça. »
Néanmoins, le comte Volpi – présent sur place – suit de très près l’évolution de sa création en piste : « En faisant une voiture plus légère, bien plus aérodynamique et tout aussi puissante, Bizzarrini a fait mieux qu’une GTO. Son seul défaut était la boîte de vitesses. Elle n’avait que quatre rapports et non cinq.
Lors des trois premières heures de course, les GTO étaient loin derrière la Breadvan ! Malheureusement, l’arbre de transmission était mal équilibré. Il s’est mis à tirer et on a dû s’arrêter dans la quatrième heure parce qu’il allait se casser. Notre Testarossa a aussi abandonné pour la même raison.
Ça ne m’a pas choqué à l’époque, mais avec le temps, je finis par m’interroger… Etant de Venise, je n’étais que rarement dans nos ateliers de Modène. Allez savoir ce qui a pu se passer là‑bas, dans le fief de Ferrari… »
La GTO de la Scuderia Serenissima tiendra jusqu’à la mi-course avant que la dynamo lâche. Cette déception n’efface toutefois pas la démonstration de la no 16 sur les premières heures de course. « La Breadvan est la plus belle satisfaction que j’ai eue dans le domaine automobile », affirme même celui qui a créé par la suite ses propres voitures sous le nom de « Serenissima ».

La blague d’Agnelli

Après Le Mans, la Breadvan participe à quelques autres courses. Début août, elle termine quatrième du Guards Trophy, à Brands Hatch, entre les mains de Carlo Mario Abate, considéré par le comte Volpi comme le meilleur pilote italien de l’époque.
« Il déclarait qu’il pouvait peindre sur la route avec la Breadvan, se souvient le Vénitien. C’était sa façon à lui de dire qu’il pouvait faire ce qu’il voulait de cette voiture tant elle était bien équilibrée. » Trois semaines plus tard, toujours avec Abate, elle remportera sa classe dans la course de côte d’Ollon‑Villars.
A son volant, Scarfiotti et Davis montent sur la troisième marche du podium aux 1 000 Kilomètres de Paris derrière deux GTO mais devant trois autres. Par la suite, le comte Volpi l’utilisera sur la route pour se déplacer sur la Côte d’Azur.
« Un soir, je l’ai prise pour aller au Tip Top, un bar bien connu de Monaco. J’y ai croisé Agnelli, le patron de Fiat, qui me dit : “J’ai renvoyé mon chauffeur à la maison. Est-ce que tu me prêterais ta voiture pour que je rentre chez moi ?” Je lui donne les clés, et il démarre en trombe avec sa jambe raide qui dépassait de la fenêtre ! Lorsque je suis venu chez lui pour rechercher l’auto deux jours plus tard, j’ai eu une surprise.
Son majordome l’avait repeinte en noir ! Enfin, presque entièrement. Comme il n’avait pas assez de peinture, l’avant est resté rouge avec deux bandes noires seulement. Agnelli m’a dit qu’il trouvait qu’elle avait l’air d’un corbillard et que le noir lui allait très bien ! C’était une simple blague, telle que nous nous en faisons très souvent entre amis. Elle est restée ainsi tout l’été. »

Après l’avoir utilisée (et repeinte !), le comte Volpi l’a mise en vente : « Personne n’en voulait ! J’ai fini par la laisser à un revendeur de Rome qui a mis plus d’un an à trouver un acheteur. Je l’ai cédée pour 2 500 $ !
Et j’ai dû ajouter de l’argent pour acheter un break Dodge ! A l’époque, personne n’imaginait qu’une telle voiture pourrait prendre de la valeur. Sinon, jamais je ne l’aurais vendue ! Aujourd’hui, je pense qu’elle vaut 15 à 20 millions ! »
Partie aux Etats-Unis, elle est revenue en Europe dans les années 2000 et a même été reconnue officiellement par Ferrari comme une auto d’intérêt historique. Désormais propriété de la famille Halusa, elle participe souvent à des courses historiques.
Emanuele Pirro, qui a pu la piloter à Goodwood, garde un excellent souvenir de son comportement : « C’est une voiture qui te fait sentir à l’aise. Par rapport aux trois GTO que j’ai eu l’occasion de piloter, j’ai trouvé qu’elle était mieux équilibrée, qu’elle offrait plus de stabilité. Il y a, par exemple, très peu de transfert de charge sur l’avant au freinage, alors qu’en général les voitures anciennes bougent beaucoup au freinage.
Elle ne réserve aucune mauvaise surprise. Mais cela tient peut-être juste à son niveau de préparation et de réglage. C’est difficile d’établir des comparaisons. Comme tous les V12 Ferrari, son moteur est très coupleux et offre une courbe de puissance très agréable. »
Vous en connaissez beaucoup, des camionnettes de boulangerie qui font l’objet d’une description aussi flatteuse ?

Ferrari 250 GT Breadvan (1962) : sa fiche technique

  • Moteur : V12 à 60°, atmosphérique (de type 158)
  • Position : centrale avant
  • Cylindrée : 2 953 cm3
  • Alésage x course : 73 x 58,8 mm
  • Taux de compression : 9,7:1
  • Distribution : simple arbre à cames en tête, 2 soupapes par cylindre
  • Alimentation : carburateurs Weber 38 DCN (x6)
  • Lubrification : carter sec
  • Puissance : 300 ch à 7 000 tr/mn
  • Transmission : roues AR, boîte de vitesses à 4 rapports manuels
  • Châssis : tubulaire en acier
  • Suspension AV : triangles superposés, combinés ressorts et amortisseurs Koni, barres antiroulis
  • Suspension AR : amortisseurs Koni, ressorts à lames semi-elliptiques
  • L - l - h : NC
  • Empattement : 2 400 mmV
  • oie AV/AR : 1 354/1 349 mm
  • Poids : 935 kg

Retrouvez notre article consacré à la Ferrari 250 GT Breadvan dans le Sport Auto n°764 du29/08/2025.

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