Bugatti Type 35 (1924-1931) : une icône de la course automobile à la loupe (+ images)
Depuis ses débuts en compétition voilà 100 ans, le Type 35 s’est imposé comme le symbole de l’excellence Bugatti et une icône de la course automobile. Commercialisé à plusieurs centaines d’exemplaires, ce pur-sang compte plus de deux mille victoires à son palmarès !
Alors que le mois de juillet 1924 tire à sa fin, un curieux
convoi quitte l’usine Bugatti de Molsheim, en Alsace.
Six bolides rutilants prennent la route, suivis par quelques
camions chargés de pièces et d’outils. Direction Lyon, où va se
dérouler le Grand Prix de l’Automobile Club de France, rebaptisé
cette année-là « Grand Prix d’Europe ».
Il s’agit de l’épreuve de vitesse la plus importante de l’année.
Ettore Bugatti aborde en tout cas cette épreuve comme un véritable
événement. Accompagné du mécanicien Baccoli, celui que tout le
monde appelle « le patron » ne laisse d’ailleurs à personne le soin
de mener ce convoi sur les 500 km qui séparent Molsheim de
Lyon.
Il ouvre la route au volant de l’auto de réserve, suivi par les
cinq voitures de course conduites par leurs pilotes respectifs.
Pour ce Grand Prix d’Europe, Ettore Bugatti a concocté un tout
nouveau « pur-sang », dont c’est la première sortie publique. Il
faut dire que les deux précédentes participations de la marque au
Grand Prix de l’ACF n’avaient pas pleinement donné satisfaction au
constructeur alsacien.
En 1922, à Strasbourg, il avait aligné des Type 30 profilés,
équipés d’un nouveau 8 cylindres en ligne. Pierre de Vizcaya avait
certes mené le sien à la deuxième place de l’épreuve, mais à plus
de 58 minutes du vainqueur. En 1923, à Tours, Bugatti avait engagé
cette fois quatre « tanks » Type 32, mus par le même moteur, mais
disposant d’une carrosserie aussi aérodynamique que disgracieuse
reprenant la forme d’une aile d’avion.
Une expérimentation intéressante mais qui s’était soldée par un
échec cuisant. Pour 1924, « le patron » est sûr d’avoir enfin conçu
la championne de ses rêves. Avec le Type 35, cet ancien élève des
beaux-arts (qui n’a jamais suivi de formation d’ingénieur)
abandonne les tâtonnements aérodynamiques mal maîtrisés pour une
approche plus classique qui va bientôt devenir le symbole même de
la voiture de course.
Avec son radiateur en forme de fer à cheval (qui sera une signature
de Bugatti), sa ligne fuselée et élégante, son arrière en pointe et
ses roues en aluminium, le Type 35 subjugue les passants dès le
premier regard. Leur arrivée à Lyon fait sensation.
Un modèle très abouti et homogène
Pour cette épreuve phare, Ettore Bugatti n’a pas fait les choses
à moitié. Il a fait ériger un chapiteau blanc destiné à accueillir
les membres de l’équipe. Eau courante, électricité, glacières, lits
et douches leur offrent le confort d’un véritable hôtel. Une
roulotte somptueuse, mitoyenne, est réservée aux membres de la
famille Bugatti.
C’est devant ces installations ostentatoires et inhabituelles (qui
préfigurent les futurs paddocks de F1) que les voitures bleu ciel
sont fièrement exposées au regard du public. Dès le premier jour
d’essais (commencés à 4 h 30 du matin !), les Type 35
impressionnent les spécialistes par leur tenue de route.
Les journalistes s’intéressent alors à ces nouvelles Bugatti à la
ligne si harmonieuse. Ils découvrent un modèle très abouti sur le
plan technique. Le châssis épouse la forme de la carrosserie :
étroit devant, au niveau du radiateur, il s’élargit au niveau de
l’habitacle (qui doit, à l’époque, encore accueillir le pilote et
son mécanicien) pour se resserrer à l’arrière avec un profilage en
pointe qui cache un réservoir d’une centaine de litres.
Un autre détail saisit immanquablement le regard. Alors que les
Alfa Romeo, les Fiat, les Sunbeam, les Miller et autres Delage
reposent toutes sur des roues à rayons, les Bugatti innovent avec
de modernes roues en aluminium « à bâtons ». Superbes pièces de
fonderie (coulées à Molsheim, bien évidemment), ces jantes
s’offrent le luxe d’intégrer des tambours de frein, procurant un
gain de temps précieux au moment de changer les garnitures de ces
derniers.
Ettore Bugatti leur attribue d’autres vertus : « Les qualités
de ma nouvelle roue sont les suivantes, expliquait-il dans un
courrier envoyé à ses clients les plus fidèles : a)
refroidissement énergique de l’enveloppe par la jante en aluminium,
qui a une plus grande conductibilité de la chaleur que l’acier ; b)
fixation de l’enveloppe sur la jante avec un cercle de sécurité
empêchant tout déjantage ; c) refroidissement parfait de toute la
roue, y compris le tambour de frein. »
Les amateurs de technique ont pu aussi apprécier le train avant des
35. Ettore Bugatti n’hésite d’ailleurs pas à afficher sa fierté à
ce sujet : « L’essieu avant est un chef-d’œuvre de mécanique »,
écrit-il sans ambages dans un courrier envoyé à M. Junek (pressenti
comme premier client privé du 35).
Effectivement, cet essieu tubulaire, incurvé, creux dans sa partie
centrale et traversé par les ressorts de la suspension, est un
véritable tour de force de maître forgeron. Autre curiosité : les
freins. Après avoir essayé une commande hydraulique sur la Type 32,
Ettore Bugatti revient à des freins commandés par câble, mais
inaugure un astucieux système de différentiel qui permet
d’équilibrer l’effort sur chacune des roues grâce à des palonniers
latéraux.
D'abord sans compresseur
Sous le capot avant se cache un parallélépipède parfait
accueillant huit cylindres (coulés en deux blocs de quatre et
coiffés par un boîtier de distribution unique en alliage léger). Le
moteur est assez semblable à celui des Type 30 et 32 vus en grands
prix les deux années précédentes.
Il présente toutefois quelques nouveautés substantielles. Le
vilebrequin à trois paliers est ainsi remplacé par un modèle à cinq
paliers (sur billes à l’avant et à l’arrière, sur rouleaux au
centre). Celui-ci est entièrement démontable, de manière à
permettre l’usage de nouvelles bielles monobloc ultralégères,
favorisant un régime frôlant les 6 000 tr/mn.
Ce moteur reprend, par ailleurs, quelques lubies du « patron » : un
ordre d’allumage inhabituel, une culasse borgne non détachable, un
unique arbre à cames (les prétendants à la victoire en comptent
tous deux), trois soupapes par cylindre (privilégiant une grosse
soupape pour l’échappement par rapport à deux petites pour
l’admission), un système de graissage archaïque, l’absence de
volant moteur, etc.
Alors que Sunbeam, Fiat et Alfa Romeo recourent désormais à des
compresseurs suralimentant leur moteur de 2 litres, Bugatti se
l’interdit, estimant qu’un tel dispositif relève d’une tricherie
(il changera d’avis par la suite). En conséquence, le Type 35 doit
se contenter d’une puissance d’environ 90 ch, face aux 140 ch du 8
cylindres Alfa Romeo ou aux 138 ch du 6 cylindres Sunbeam.
A défaut de pouvoir rivaliser en puissance, le moteur alsacien
présente une plage d’utilisation très large. Par ailleurs, ses
échappements, savamment étudiés, offrent une sonorité
enchanteresse. Il ne reste plus qu’à vérifier si le chronomètre va
se laisser envoûter, lui aussi.
L’ordre de départ ayant été déterminé par tirage au sort trois mois
plus tôt, il faut attendre la course pour voir une hiérarchie se
dessiner. Avec trois Sunbeam au départ, quatre Fiat, trois Alfa
Romeo sur les quatre prévues (Enzo Ferrari a mystérieusement
déclaré forfait), trois Delage, deux Schmid et une Miller, la
concurrence est rude.
Confiant dans le potentiel de sa dernière création, Ettore Bugatti
aligne cinq Type 35. Mécanicien hors pair devenu bras droit du «
patron », le fidèle Ernest Friderich fait office de chef de file,
avec le fougueux Pierre de Vizcaya (fils d’un banquier ayant aidé
Bugatti à ses débuts).
Trois nouvelles recrues complètent l’équipe : Jean Chassagne (un
ancien de Sunbeam, nouvellement nommé responsable du département
Essais), Meo Costantini (ancien aviateur italien qui deviendra par
la suite responsable du service course), ainsi que l’Espagnol
Leonico Garnier (lui aussi ancien aviateur).
Malheureusement, très vite, les espoirs de Bugatti vont faire «
pschitt »… Devant près de 200 000 spectateurs, Segrave mène la
course à l’issue du premier tour. De Vizcaya, lui, arrive au
ralenti avec une roue arrière crevée. Il s’immobilise devant le
stand Bugatti et change la roue.
En effet, Ettore Bugatti avait fait retirer la roue de secours de
ses voitures avant le départ, ayant calculé qu’une telle surcharge
aurait fait perdre cinq minutes à ses voitures sur la durée de la
course. Au deuxième passage, Jean Chassage s’arrête à son tour pour
changer de pneus, bientôt imité par de Vizcaya (de nouveau) et
Friderich.
Un funeste constat s’impose : la bande de roulement se détache de
la carcasse des pneus. Conçues par Dunlop selon des spécifications
fournies tardivement par Bugatti, les enveloppes à tringles
anglaises souffrent d’un défaut de vulcanisation qui va empêcher
les Type 35 d’exprimer leur potentiel. « A partir de ce
moment-là, j’ai compris que la course était finie pour moi »,
analysera Ettore Bugatti dans un courrier rédigé après-course.
Victime d’une nouvelle crevaison, de Vizcaya sort de la piste et
détruit sa monture en heurtant une maison. Meo Costantini abandonne
lui aussi : la bande de roulement du pneu arrière droit s’est
détachée et a arraché le levier de vitesses !
Ernest Friderich (8e ) et Jean Chassagne (7e ) sont les seuls
pilotes Bugatti classés. Chassagne, qui a changé quatre fois de
roues (dont une fois en 36 secondes !) permet à Bugatti de
remporter la prime de 500 F offerte par le fabricant
Rudge‑Whitworth pour le changement de roues le plus rapide (alors
même que Bugatti est le seul concurrent à ne pas utiliser cette
marque !).
Ces débuts contrariés sont pourtant vite balayés. Sept semaines
plus tard, Meo Costantini, équipé cette fois de pneus à talon
Michelin et d’une roue de secours, termine le Grand Prix de San
Sebastián en deuxième position, à seulement 1’25’’ du vainqueur
(Segrave, sur Sunbeam) après six heures de course. Il signe même le
meilleur tour en course. Le potentiel du Type 35 est démontré. Il
le sera encore davantage en 1925.
Une voiture de grand prix en vente libre
Cette année‑là, Bugatti s’engage dans l’une des plus difficiles
épreuves de l’époque : la Targa Florio. Empruntant cinq fois les
108 km du circuit des Madonies, tracé dans les montagnes
siciliennes, cette épreuve est un morceau de bravoure. Face à une
concurrence composée, entre autres voitures, de trois Alfa Romeo et
quatre Peugeot, Meo Costantini offre à Bugatti le premier succès
international du Type 35 (quatre autres victoires suivront dans
cette épreuve).
A cet instant, personne ne peut encore imaginer la carrière
exceptionnelle qui attend cette auto, ainsi que la place unique qui
sera la sienne dans l’histoire de l’automobile. En effet, Ettore
Bugatti prend une décision très singulière, qu’il explique ainsi à
ces clients : « Il ne faut pas considérer cette voiture comme une
voiture de course.
Elle a été construite sur le même principe que toutes les autres,
car je n’admettrai jamais de courir avec un engin qui ne soit pas
rigoureusement celui que le client peut acheter. » Loin d’être
jalousement réservé au profit de la seule équipe officielle, le
Type 35 est rendu accessible à tous… enfin, à tous ceux pouvant
débourser 160 000 F de l’époque !
Il est bientôt décliné en différentes versions (dont certaines avec
compresseur, comme le 35C qui illustre cet article). Au total, près
de 400 exemplaires de cette voiture et de ses déclinaisons (35A,
35T, 36B, 35C, 37, 37A et 39) seront ainsi commercialisés entre
1924 et 1930. Son excellente tenue de route, la souplesse de son
moteur, la précision de sa direction, l’efficacité de son freinage
en font une arme très homogène, exploitable par tout pilote
éclairé.
Que ce soit en grand prix aux mains des meilleurs pilotes d’usine
(Chiron, Williams, Dreyfus, Benoist, Nuvolari, Varzi, etc.) ou bien
grâce à des amateurs talentueux dans des épreuves de moindre
importance, le Type 35 et ses dérivés accumulent bientôt les succès
par dizaines, par centaines…
En tout, la famille « 35 » comptabilise plus de 2 000 victoires,
auxquelles s’ajoute le titre de champion du monde des constructeurs
1926. Bien que produit six ans après le tragique décès de Roland
Garros (tombé pour la France), le Type 35 illustre parfaitement les
propos tenus par l’héroïque aviateur.
En 1918, quelque temps avant sa mort, il avait décrit Ettore
Bugatti comme « un artiste incomparable qui seul sait donner une
âme à de l’acier ». Les nombreux Type 35 qui roulent encore de nos
jours, pour le plus grand bonheur de leurs conducteurs, en sont de
vibrants témoins.
Bugatti Type 35 (1924-1931) / Configuration du Grand Prix de l’ACF 1924 (Grand Prix d’Europe) :
- Moteur : 8 en ligne, atmosphérique
- Cylindrée : 1 991 cm3
- Alésage x course : 60 x 88 mm
- Position : avant, disposé longitudinalement
- Puissance : env. 90 ch à 6 000 tr/mn Distribution : arbre à cames en tête, 3 soupapes verticales par cylindre
- Alimentation : 2 carburateurs Solex
- Allumage : magnéto entraînée par l’arbre à cames
- Transmission : propulsion
- Boîte de vitesses : 4 rapports manuels + marche arrière
- Embrayage : multi-disque Bugatti
- Châssis : longerons suivant la forme de la carrosserie et traverses, carrosserie en aluminium
- Suspensions AV & AR : ressorts à lame, amortisseurs à friction & ressorts semi-cantilever, amortisseurs à friction
- Freins AV & AR : tambours à commande par câble + frein à main sur les roues arrière
- Jantes : Bugatti, en alliage d’aluminium à serrage central (20 pouces)
- Pneus : à tringles 28 x 4 pouces
- Empattement : 2 400 mm
- Voies AV/AR : 1 200 mm
- Poids : env. 650 kg
Retrouvez notre reportage sur la Bugatti Type 35 (1924-1931) dans le Sport Auto n°747 du 29/03/2024.


