Retour sur la riche vie de Tyler Alexander

Tyler Alexander, l'un des fondateurs de McLaren, est décédé le 7 janvier à l'âge de 75 ans. Voici son portrait/interview, paru dans Sport Auto en octobre 2013.
En 2013, McLaren fêtait son cinquantenaire. Tyler Alexander nous
avait alors accordé un long entretien. Lui qui participa en grande
partie à ce que le prestigieux constructeur anglais est aujourd'hui
devenu ; lui qui passa 46 ans dans la maison McLaren ; lui qui fut
impliqué dans tous les projets en CanAm, Formule 1, ou Indy. Lui
enfin qui, jusqu'en 2008, suivit encore les Grand Prix.
Portrait/interview.
Deux Américains, vous et Teddy Mayer, embarqués dans l’aventure
d’une nouvelle écurie anglaise gérée par un pilote/ingénieur
Néo-Zélandais... Quel événement déclencheur a permis tout cela
?
Une rencontre. Jeune Américain natif proche de Boston, je faisais
des études aéronautiques. Là, un ami, John Fields, me parlait tout
le temps de ses courses automobiles. Il avait acheté une Cooper
Norton F3. Je l’ai aidé à préparer son petit moteur 500 cm3.
Ensemble, on a gagné 15 courses sur 16 ! Dans ces meeting, il y
avait différentes catégories. Toute l’Amérique passionnée était là.
Je me suis ainsi retrouvé à discuter avec des gens qui allaient
devenir des grands personnages : Teddy Mayer, Peter Revson, Roger
Penske, Dan Gurney, Jim Hall...
Comment cette vague a-t-elle atteint l’Angleterre ?
En 1962, Timmy Mayer, le frère de Teddy, avait gagné le championnat
Formula Junior. A la fin de la saison, il a été appelé à l'armée et
donc, Teddy a demandé à Roger Penske et à John Fields de venir
piloter, et à moi-même de m'occuper de leurs Cooper FJ et Monaco.
Cela m'a rapproché de Roger Penske qui était un pilote très
talentueux. Fin 1962, je l'ai rejoint dans l'écurie qu'il avait
montée avec un certain John Mecom. On avait retravaillé une vieille
Cooper F1 transformée en « Zerex Special ». En août 1963, nous nous
sommes inscrits à Brands Hatch, en Angleterre, pour le Guards
Trophy. Penske a brillamment remporté la course. Timmy Mayer,
membre de l'écurie de Ken Tyrrell sur demande express de ce
dernier, était troisième de la course. Teddy est venu me voir et
m'a proposé de l'aider sur un projet d'une voiture Tasman pour son
frère. L'idée était venue d'une de leurs connaissances, un pilote
néo-zélandais appelé Bruce McLaren. J'ai intégré un petit atelier
improvisé dans un coin de l'usine Cooper F1. Il y avait deux
voitures : une pour un autre Néo-Zélandais, Wally Willmott, le chef
mécano de Bruce McLaren, et une pour moi.
La rencontre avec Bruce McLaren
Quand avez-vous rencontré Bruce pour la première fois ?
Une semaine après les débuts de ma mission chez Cooper, Teddy Mayer
a organisé un déjeuner du dimanche. On habitait ensemble dans une
maison louée sur une petite île sur la Tamise. Teddy m’a
officiellement présenté à Bruce. En fait, je l’avais déjà croisé
dans l’usine Cooper mais on se disait seulement bonjour. Il était
timide mais surtout, on avait peu de temps pour se parler. Il
n’arrêtait pas de modifier sa Cooper. Il refaisait tout, pensait à
des nouvelles idées... Il n’y avait qu’un mécano par voiture !
C’était les débuts d’une écurie McLaren !
Qu’est-ce que cette saison 1964, en Tasmanie, a changé ?
Malheureusement, tout a très vite tourné mal avec la mort tragique
de Timmy Mayer, lors des essais à Longford. Il était un pilote
exceptionnel. Nous sommes repartis aux Etats-Unis. Un soir, le
téléphone a sonné dans la maison de Teddy. C'était Bruce McLaren au
téléphone. Il venait de gagner la série Tasman, et était intéressé,
pour une prochaine course de voitures de sport en Angleterre, par
la Zerex Special avec laquelle nous avions gagné avec Penske à
Brands Hacth. Le lendemain, j'ai pris la Zerex, l'ai mise dans une
camionnette et ai roulé toute la nuit vers l'aéroport Kennedy. En
Angleterre, un homme de Bruce m'attendait. A l'usine, tout le monde
a travaillé sur la voiture, modifiée d'à peu près partout. Le
week-end suivant, Bruce était à son volant à Oulton Park. Il a
gagné trois courses. Ensuite, nous avons fait le chemin inverse.
Bruce est venu aux Etats-Unis, et il a gagné deux courses à Mosport
!
Tout le monde connaît le nom McLaren, mais bien moins l'homme
Bruce. Qui était-il ?
Un type très calme. Avec un charisme incroyable et une personnalité
attractive. L’écurie est née de son talent dans les relations
humaines. Il arrivait à convaincre tous les sponsors de le suivre.
Il était pareil avec nous. J’ai suivi de près les modifications
qu’il avait demandées sur la Zerex : boîte de vitesses,
échappements, moteur... Une réussite totale. On ne pouvait pas ne
pas lui faire confiance !
Et Bruce, le pilote ?
Un bon pilote, même si certains étaient plus rapides que lui, et un
très bon pilote d’essai. Il pensait tout le temps à améliorer ses
voitures. Il faisait des croquis partout, dès qu’il le pouvait.
Même s’il a gagné des courses de F1, il préférait piloter des
voitures de sport. Il en est devenu l’un des meilleurs pilotes,
avec Denny Hulme, son alter ego. Ils s’adoraient et ne manquait
jamais une occasion d’aller ensemble faire du jet-ski, juste après
des essais. Piloter sa propre voiture le fascinait. Cela l’a
empêché d’avoir un palmarès plus fourni mais l’a rendu à part et
lui a permis de créer un mythe.
Sur tous les fronts
Comment jongliez-vous entre CanAm et F1 ? Quel était, au fond,
l'objectif ultime de Bruce McLaren?
Bruce faisait très attention à ne fâcher personne. Notamment
Cooper. Jusqu’à ce que ce qu’il mette fin à ses relations avec eux,
entre nous, on appelait nos voitures Cooper ! Et non McLaren ! Son
coeur penchait pour les voitures de sport mais son cerveau optait
plutôt pour la F1. Il savait que l’entreprise avait financièrement
besoin de la F1 pour vivre. Le gros souci, pour la F1, est que nous
n’avions pas de moteur digne de ce nom. Le Ford était trop gros. Le
tournant a été quand Cosworth a accepté de nous vendre son
fantastique moteur, en 1968. Dès lors, on a tous senti que le
programme F1 pouvait enfin décoller. Nous étions tout le temps en
essais à Brands Hatch (pour la F1), à Goodwood (pour les voitures
de sport). On courait en F1, aux Etats-Unis... Pour les courses en
Canam, Bruce avait choisi d’installer notre petite usine dans le
village où je suis né.
Que représentait cette victoire à Spa en 1968 avec « sa » F1 ?
Dans le dernier tour, je n’ai pas eu le temps de changer le panneau
où il était marqué « P2 ». Stewart venait de tomber en panne
d’essence. Bruce a gagné sans le savoir. C’était une victoire très
spéciale pour Bruce. Plus spéciale qu’en CanAm ? On ne compare pas
les victoires ! Aux Etats-Unis, on a tout gagné. Champions en 67,
68, 69, 70 et 73. Je garde dans mon coeur la M8B avec laquelle nous
avons remporté les 11 courses de la saison 1969.
Pensait-il à sa retraite sportive ?
Oui, mais sans jamais le dire. Il a commencé à chercher d’autres
pilotes pour la F1. Il allait devoir choisir entre piloter et
diriger son équipe. Bruce aurait continué en CanAm mais aurait
arrêté la F1 en 1971.
Bruce se tue en 1970. Continuer McLaren sans McLaren était-il
évident ?
Juste avant, Bruce et Teddy étaient en visite à Indianapolis. A la
fin de la course, ils sont rentrés en Angleterre, à Goodwood. Bruce
tenait absolument à tester la nouvelle voiture M8D pour la CanAm.
Alors que je prenais mon petit-déjeuner dans un hôtel d'Indy avec
Dan Gurney et Denny Hulme, on m'a appelé au téléphone. Teddy m'a
appris la mort de Bruce. Je l'ai annoncé aux gars qui étaient
encore sur le Speedway. Dan et moi avons pris le premier vol pour
l'Angleterre. Je me souviendrai toute ma vie de Teddy prenant la
parole : « Les gars, on a une course de CanAm dans deux semaines.»
Le directeur technique, Gordon Coppuck, a ajouté aux mécanos : « Si
vous ne voulez pas venir demain à l’usine, pas de souci. » Le
lendemain, l’usine était au complet.
Hors de question, donc, de tout arrêter ?
Personne n’a jamais pensé à cela. On n’en a jamais parlé. Teddy a
appelé Denny Hulme pour savoir s’il pouvait remplacer Bruce dans la
CanAm. Il avait encore les mains brûlées de son accident à Indy
mais il a sauté dans la voiture. Gurney a suivi aussi. Deux
semaines après, on était tous à Mosport. On a souvent été surpris
de voir comment l’écurie grandissait, gagnait partout, remportait
des titres en F1, même sans Bruce.
L'héritage de McLaren
Et si Bruce revenait aujourd'hui dans un paddock... (Il ferme
les yeux).
Un jour, il aurait vendu son écurie pour qu’elle grandisse encore.
Mais il en aurait gardé 35 %. Il serait retourné vivre en
Nouvelle-Zélande sans jamais pouvoir totalement couper les ponts.
Il adorait tellement la technique et la partie ingénierie. Donc,
s’il revenait aujourd’hui, il foncerait dans les garages voir la
voiture. Et il resterait jusqu’à minuit, comme à l’époque, à
chercher quoi améliorer.
Que reste-t-il en 2013 de l'esprit de Bruce ?
Bruce est là. Dans le motor-home, dans le garage, à l’usine.
McLaren a évolué comme Bruce l’aurait fait évoluer aussi. Chaque
année plus grande, mieux organisée et toujours plus tournée vers la
victoire. Regardez, Bruce voulait faire une voiture de route, et en
1992, McLaren a lancé la F1. McLaren a gagné des titres en F1. Elle
a gagné au Mans. Ron Dennis est un personnage très différent de qui
était Bruce, mais je suis sûr qu’il a développé McLaren comme Bruce
l’aurait fait. Avec son époque et ses moyens. Tout ce qu’il a
espéré a été réalisé. De son temps et après.


