Rencontre - Pierre Waché (Red Bull) : "Une F1 confortable et qui va vite, ça n’existe pas"

Pierre Waché, le directeur technique de Red Bull Racing en F1, ne panique pas, mais il reconnaît que la période de domination de l’écurie autrichienne n’est plus d’actualité. Le Français, qui y supervise depuis sept saisons la conception et le développement des monoplaces, explique les difficultés du moment et son rôle au sein de l’équipe de Max Verstappen.
A l’opposé du patron de l’équipe Red Bull, Christian Horner, ou
du conseiller spécial, le Dr. Helmut Marko, l’ingénieur français de
49 ans Pierre Waché fuit la lumière et reste à l’écart des
caméras.
Il est pourtant un élément essentiel de l’équipe basée à Milton
Keynes. Une formation Red Bull qui n’a cessé de s’élever vers les
sommets depuis près de 15 ans avec la conquête du premier de ses
six titres des constructeurs en 2010. Trois ans avant que Pierre
Waché n’intègre le département technique en 2013.
A peine cinq ans ont suffi pour que ses employeurs le propulsent au
poste de directeur technique. Depuis, le Nordiste est l’homme clé
qui détermine le concept et le développement des monoplaces Red
Bull.
C’est peu de dire que Waché est une personne occupée. C’est donc
entre deux séances d’essais dans le brouhaha de l’immense structure
que Red Bull déploie sur les grands prix que nous l’avons
rencontré, le temps d’évoquer rapidement son parcours et surtout
les soucis auxquels lui et son équipe d’ingénieurs sont confrontés
depuis plusieurs mois avec la rétive Red Bull RB20, de moins en
moins victorieuse.
L’avantage avec Pierre Waché, c’est qu’il n’est pas du genre à se
cacher derrière son petit doigt ou à raconter des fables sous
prétexte que l’aspect technique et l’exploitation d’une monoplace
ne sont pas accessibles au commun des mortels ou doivent rester
secrets.
Arbitrage
Cette rencontre est aussi l’occasion de balayer une idée reçue
qui a la vie dure et selon laquelle Adrian Newey serait le seul et
génial créateur des Red Bull victorieuses. C’est d’autant plus faux
que depuis plus de trois ans, le technicien anglais n’a fait que
superviser la conception des Red Bull avant d’annoncer en février
que son départ de l’équipe serait effectif fin 2024.
Les tensions en interne et une atmosphère rendue pesante par
"l’affaire Horner"
l’ont convaincu d’aller voir ailleurs, chez Aston Martin en
l’occurrence. Avec tact, le Français remet les choses en
perspective.
"On ne peut pas attribuer une voiture à un seul homme, ça
n’existe pas ou ça n’existe plus. C’est une voiture d’équipe. Chez
Red Bull, il y a plus de 300 ingénieurs qui travaillent à la
conception sous ma direction. Mettre en chantier une nouvelle
monoplace est tellement complexe que l’on prend les idées de tout
le monde, y compris des pilotes. Mon rôle est plus celui d’arbitrer
les compromis, de faire le tri dans les directions ou options qui
vont s’entrechoquer ou s’affronter."
"Dans la plupart des cas, les choix se font logiquement, dans
les directions qui paraissent plus importantes que les autres. Il
s’agit aussi de comprendre dans quelle voie s’engage la
concurrence. Tout comme il faut analyser pourquoi nous avons été
limités dans la performance les années précédentes, mettre le doigt
sur ce qui nous manquait par rapport à ce qu’on voulait avoir sur
la voiture."
Reste que prendre une direction revient à favoriser un concept par
rapport à un autre et c’est une grande responsabilité. Dans ce
domaine, Pierre Waché admet que l’expérience d’un Adrian Newey, qui
n’a pas d’égal pour explorer les zones grises d’un règlement, a
toujours été précieuse. De ce point de vue, le départ de
l’ingénieur anglais est dommageable.
"Adrian a toujours eu un rôle important concernant la
philosophie d’une voiture. La principale perte pour n’importe
quelle entreprise, c’est l’expérience des meilleurs éléments qui la
quittent. Mais nous avons des gens qui travaillent sur les mêmes
sujets."
Comme nous l’avons dit plus haut, Adrian Newey n’intervenait plus
vraiment sur la conception globale des Red Bull depuis au moins
trois ans, étant accaparé par d’autres projets (la supercar Red
Bull RB17 après la Valkyrie). C’est donc de loin qu’il a constaté
le recul de performance de la Red Bull RB20.
C’est à Waché et son équipe de gommer les défauts de cette voiture
que même Max Verstappen a eu du mal à
dompter en 2024, au point de la comparer à un "monstre".
Le directeur technique de Red Bull, en des termes plus mesurés,
pense que le concept des trois dernières monoplaces championnes du
monde a probablement atteint ses limites.
Des saisons très chargées (24 courses), sans pouvoir rallonger les
délais de conception, et la contrainte des budgets limités ne
facilitent pas la tâche des ingénieurs. "Les directions à
prendre que j’évoquais plus haut, on les détermine bien avant la
mi-saison pour la suivante. Car pour concevoir et construire la
voiture, il faut sept à huit mois. Donc dès le mois de février, une
grosse partie de la prochaine monoplace est déjà pensée. On se
laisse du temps pour peaufiner des détails jusqu’en octobre, mais
ensuite, c’est parti. Une fois le planning défini (ajustable à la
marge, NDLR), on lance la fabrication des pièces pour constituer ce
qui s’apparente à un puzzle géant. C’est d’abord le châssis, puis
les systèmes de suspension, les éléments de circulation des fluides
qui doivent s’intégrer dans le package aéro, etc."
Ce qui, pour un directeur technique, revient à avoir deux cerveaux.
Un consacré au développement de la voiture de la saison, un
deuxième déjà branché sur la saison suivante ?
"Oui, c’est à peu près ça. On essaie d’allouer une partie du
temps et des ressources à la future voiture, et le reste au
développement et à l’exploitation de l’actuelle, surtout dans la
première moitié du championnat."
Questions qui fâchent
A ce point de la conversation, il est temps d’aborder les
questions qui fâchent et d’évoquer les écueils rencontrés par
l’équipe Red Bull sur la deuxième partie de saison, avec une
inquiétante perte de performance.
Comme d’autres écuries (Mercedes ou Ferrari, par exemple), l’équipe
autrichienne est désormais confrontée à des problèmes de
comportement de sa monoplace qui peut varier d’un circuit à l’autre
avec des causes différentes, ce qui ajoute bien sûr à la difficulté
de comprendre ces problèmes et donc à la possibilité de les
résoudre.
Pierre Waché reconnaît que le concept des intouchables Red Bull
depuis 2022 n’offre plus beaucoup de marge de développement.
"Je pense que nous avons repoussé les limites un peu trop loin
dans certains domaines. Nous avons atteint un plafond avec notre
concept, mais cela ne signifie pas que ce soit le plafond
global." Et ça ne veut pas dire que la RB20 est devenue
mauvaise.
Lorsqu’elle a été posée sur la piste lors des essais
d’avant‑saison, Waché et ses troupes ont bien constaté les gains
espérés. "La RB20 est une meilleure voiture que la RB19. Nous
avons progressé par rapport à l’an dernier, mais nous n’avons pas
obtenu les résultats escomptés dans certains domaines, notamment
dans les virages à haute vitesse (et dorénavant également dans
les virages lents à la suite d’une perte d’équilibre général,
NDLR). Je pense que le bénéfice et le gain que nous pouvons
obtenir avec le développement seront plus petits maintenant. Et
nous nous attendions à ce que les autres soient très
près."
Il est question de cette fameuse convergence des performances si
souvent annoncée qui s’est concrétisée. "Après les quatre ou
cinq premières courses, les autres sont revenus, peut-être avec un
décalage et un peu de retard." Un retard dont Waché se
félicite, ce délai ayant permis à Red Bull d’engranger quatre
victoires lors des cinq premières courses, toutes remportées par
Max Verstappen.
C’était avant que Ferrari et surtout McLaren ne trouvent les clés
pour débloquer de la performance, tout comme Mercedes plus
tardivement. Ce resserrement des performances était inévitable dans
le cadre d’un règlement technique figé (jusqu’à la fin 2025) qui a
vu la concurrence en comprendre les subtilités plus ou moins
rapidement, on l’a constaté.
Concevoir une voiture de Formule 1, c’est aussi la modéliser avant
même de la poser sur un circuit, qui reste le juge de paix. Ainsi,
les bonnes ou mauvaises surprises sont rares lorsqu’une nouvelle
monoplace boucle ses premiers tours. "Avant de poser la voiture
sur la piste en février, on possède déjà de nombreux éléments de
mesure, des chiffres qui nous en disent beaucoup, avant même de
connaître le retour des pilotes."
Ce feeling des pilotes, c’est le verdict ultime que certains
ingénieurs aimeraient oublier dans l’équation. Ce n’est pas la
vision de Pierre Waché, pour qui faire "théoriquement" une
bonne voiture ne suffit pas. "Il faut aussi qu’elle plaise aux
pilotes. Une voiture qui va potentiellement très vite mais qui est
trop pointue, trop difficile à piloter, ce n’est pas
jouable."
C’est là que la présence d’un Max Verstappen
dans l’équipe facilite la tâche des techniciens grâce à ses
qualités exceptionnelles. "C’est sûr, Max s’adapte et fait
preuve d’une capacité de contrôle de la voiture plus importante
qu’un autre pilote. Pour nous, ingénieurs, c’est passionnant de
pouvoir développer une monoplace pointue, sans toutefois aller trop
loin, grâce à un tel pilote, car ça réduit l’obligation de faire
des compromis. En F1, une voiture confortable ou facile à piloter
et qui va vite, ça n’existe pas."
Sans entrer dans les détails, Pierre Waché, qui a commencé sa
carrière d’ingénieur chez Michelin grâce à sa spécialisation dans
la mécanique des fluides étudiée aux Etats‑Unis et à Nancy,
explique les voies qui ont été explorées en priorité lors de la
conception de la RB20.
"Lorsque vous voulez faire un pas en avant en matière de
performance, il est plus simple d’en trouver du côté de
l’aérodynamique que dans d’autres domaines. Quitte à changer de
concept. C’est pourquoi nous avons pris ce risque. Cela ne veut pas
dire que c’était le bon choix. Mais c’est ce que nous avons
fait."
Un casse-tête à résoudre
Ce qui n’a pas manqué de surprendre et déstabiliser la
concurrence lorsque celle-ci a découvert la RB20, dont l’aspect –
au moins aérodynamique – était radicalement différent de celui de
la RB19. Beaucoup s’attendaient à voir une simple optimisation de
la quasi imbattable RB19 de 2023.
C’est pourtant sur cette base de la RB20 que la philosophie
générale de la future RB21 de 2025 a été arrêtée. "Oui, pour
l’instant, l’idée est de développer cette philosophie autant que
possible." Ce qui annonce peut-être des jours plus difficiles
pour Red Bull la saison prochaine si Pierre Waché et son équipe
d’ingénieurs n’arrivent pas à résoudre ce qui cloche sur l’actuelle
monoplace.
Une perspective qui n’effraie pas tant que ça le directeur
technique de Red Bull, dont la marotte est justement de décrypter
les données et la résolution des problèmes. "Ce que j’adore,
c’est l’analyse après la course et le développement qui en découle.
C’est aussi le lien entre analyser et développer qui est capital
pour la conception de la future monoplace. J’essaie de comprendre
le comportement de la voiture et la façon dont elle utilise les
pneus."
Car de son premier job chez le manufacturier Michelin, Waché garde
un intérêt tout particulier pour l’exploitation de ces éléments.
Peut-être également parce que ces pneus, aberration aérodynamique
sur les monoplaces non carrossées, représentent un défi majeur pour
les ingénieurs et les aérodynamiciens.
Leur emploi reste un horrible casse-tête aux résultats incertains.
Et si ce problème qui se résume souvent à trouver la bonne
"fenêtre d’exploitation" revient moins dans les
commentaires des pilotes, il est toujours crucial. C’est ce que
confirme Pierre Waché. "Ce n’est pas plus facile d’exploiter
les pneus dont la fenêtre d’utilisation reste très, très étroite.
Ce sont surtout les équipes qui se sont adaptées. Ça demeure le
sujet principal de discussion lors d’un week-end de
course."
Et c’est dans ce domaine que même le désormais quadruple champion
du monde Max Verstappen semble rencontrer le plus de difficultés,
confronté à la perte du bel équilibre de sa Red Bull. Alors que les
dés paraissent jetés pour 2025, nous demandons à Pierre Waché si la
perspective de travailler sur la base d’un nouveau règlement pour
2026 est excitante, la réponse est sans appel :
"Si ça m’excite ? Non, je ne suis pas sûr. Le nouveau règlement
en lui-même n’est pas inquiétant, mais plutôt ses zones d’ombre. On
préfère savoir de manière précise ce qu’on a le droit de faire ou
pas faire. Or, pour 2026, c’est l’enfer. On n’a pas le droit de
faire grand-chose. Il est encore plus contraignant que l’actuel en
ce qui concerne les formats aérodynamiques."
Il faudra attendre les premiers essais de la prochaine saison pour
savoir si l’équipe de Pierre Waché a encore conçu la machine à
battre ou si l’équipe Red Bull a mangé son pain blanc.
Retrouvez notre article sur Pierre Waché dans le Sport Auto n°753 du 01/09/2024.


