Romain Grosjean à l’interview : à la découverte de l’IndyCar et des Etats-Unis

Publié le 29 novembre 2021 à 16:46
Mis à jour le 29 novembre 2021 à 16:46
Romain Grosjean à l'interview : à la découverte de l'IndyCar et des Etats-Unis

Les semaines et les mois ont passé. Romain Grosjean a rangé dans le tiroir aux souvenirs l’accident de Bahreïn qui a failli lui coûter la vie. Il est parti loin de la F1 pour commencer une autre carrière de pilote, pour retrouver la joie de monter sur les podiums, de se battre en peloton… et pour chasser les victoires en 2022. Sport Auto l’a rencontré à Monterey, en Californie.

Rendez-vous était pris de longue date avec le pilote franco-suisse pour voir de plus près à quoi ressemblait sa nouvelle vie aux Amériques dans cette catégorie ultra‑spectaculaire de l’IndyCar. Mais la pandémie de Covid et surtout la fermeture des frontières américaines ont reporté cette rencontre. Bravant le casse‑tête administratif, nous sommes parvenus à traverser l’Atlantique et les Etats‑Unis pour retrouver Romain Grosjean en Californie, sur les hauteurs de Monterey, à l’occasion de l’avant‑dernière manche de sa saison. Il était temps !

Etre accueilli dans le paddock du circuit de Laguna Seca par un « Ça me fait plaisir de te voir ici » fut un instant émouvant, car pour être tout à fait transparent avec vous, chers lecteurs de Sport Auto, je n’ai pas toujours eu une relation très apaisée avec Romain Grosjean. Il n’a jamais été question de douter de son talent et de son incroyable vitesse de pointe, mais le caractère soupe au lait et l’attitude parfois déroutante d’un Grosjean à la personnalité complexe ont longtemps compliqué les échanges et la communication. Puis, la sagesse de l’âge aidant, nos rapports se sont normalisés.

Nouveau départ en IndyCar

Et comme tous ceux qui ont assisté en direct au terrible crash du pilote Haas au départ du Grand Prix de Bahreïn, le 29 novembre 2020, je fus submergé par l’angoisse et l’émotion. Ces sentiments ont ensuite fait place à l’admiration en voyant Romain Grosjean vouloir redevenir le pilote qu’il a toujours été. Se battre pour retrouver ces sensations uniques que procure le pilotage à la limite de puissantes monoplaces. Les portes du paddock de la F1 s’étant refermées, Grosjean s’est tourné vers l’IndyCar. D’où ce voyage vers la côte ouest. Nous voilà donc dans cet immense espace où, le nombre de stands étant limité, se côtoient les camions ateliers des équipes du championnat, ceux des courses d’encadrement et une grappe de motor-homes que la plupart des pilotes occupent sur tous les rendez-vous du championnat.

Plus étonnant, dès les premiers essais, les spectateurs lambda, et non pas des invités VIP, se pressent derrière les simples cordons qui délimitent l’espace réservé aux équipes. Pour quelques dollars, le paddock de l’IndyCar est en effet accessible sans autre formalité. Voilà qui participe à la popularité des courses aux Etats-Unis et, bien sûr, aide à la proximité avec les pilotes, ceux-ci ne se cachant pas dans de luxueuses forteresses aux fenêtres opaques qui n’ont d’hospitalières que le nom. La dernière fois que nous avions rencontré Romain Grosjean, c’était au Portugal, à Portimão, le 22 octobre, à l’occasion d’une interview minutée et très encadrée en « one to one », comme on dit en F1, pour un sujet que Sport Auto lui avait consacré à la fin de la saison 2020.

A Laguna Seca, après l’accolade des retrouvailles, pas d’attaché(e) de presse « garde‑barrière » à l’horizon. Romain nous donne rendez-vous quelques minutes plus tard dans son motor-home, qu’il a stationné comme sur la plupart des courses à proximité de ceux d’Alexander Rossi et de l’autre vedette française, Simon Pagenaud. Celui du rookie de l’IndyCar jouxte, exceptionnellement, celui que ses copains Julien Fébreau et Gwen Lagrue ont loué pour l’occasion. Le célèbre commentateur de Canal+ est là pour des raisons amicales, le second a ajouté ce déplacement professionnel à un agenda pourtant bien chargé. A notre grand étonnement, Lagrue, qui est aussi et surtout le responsable des jeunes pilotes au sein de la filière Mercedes, n’est pas étranger à la venue de Grosjean outre-Atlantique.

Un coup de pouce de Gwen Lagrue

Gwen nous confirme qu’il est proche du Franco-Suisse depuis ses débuts en course automobile. « Je connais Romain depuis la Formule Renault en 2004. Je l’ai toujours suivi. Ensuite, j’ai déménagé à Genève, où il habite également, et nous avons souvent voyagé ensemble vers les Grands Prix de F1. Un peu avant la fin de la saison 2020 et avant l’accident de Bahreïn, nous avons eu une discussion entre potes sur l’orientation qu’il souhaitait donner à sa carrière, sachant que ce ne serait pas en F1. Il m’a demandé si je pouvais l’aider et prendre des contacts du côté sportif. Comme je suis sous contrat Mercedes, j’ai demandé l’autorisation à Toto [Wolff, le patron de l’écurie Mercedes et de Gwen Lagrue, NDLR]. Il m’a donné son accord… Il sait donc que je suis là ! » Gwen a aussitôt fait chauffer son téléphone, qu’il ne lâche jamais, activé ses réseaux outre-Atlantique et évoqué avec Romain Grosjean la possibilité de courir en IndyCar. Une option que le pilote Haas en fin de contrat avait bien sûr retenue, comme il nous le confirmera.

« L’IndyCarfaisait partie de ma réflexion, mais j’avais un doute sur mon envie de courir sur les ovales [là encore, bien avant l’accident de Bahreïn, NDLR]. Dans mon esprit, c’était 70 % d’épreuves sur des ovales, alors que c’est plutôt le contraire. J’ai demandé à Martin [Reiss, son manager, NDLR], qui s’occupe de la partie sponsors et commerciale, de quand même regarder de ce côté-ci de l’Atlantique ce qu’il était possible de faire. » Romain précise qu’il a reçu une proposition du Dale Coyne Racing une semaine avant Imola, fin octobre (Grand Prix d’Emilie‑Romagne 2020).

Le « miraculé » de Bahreïn

Gwen Lagrue révèle que le deuxième axe s’orientait vers l’Endurance. Puis il y a eu ce fameux 29 novembre, jour de l’accident de Bahreïn. « Après ça, une pause de quelques semaines s’imposait », s’accordent Gwen et Romain. Histoire pour le rescapé de Bahreïn de mettre du baume à son âme et surtout de soigner son corps en famille avec Marion Jollès, sa femme, ses deux fils, Sacha et Simon, et la cadette du trio, Camille. Car, si Romain a été présenté comme un miraculé, il n’est quand même pas sorti intact du brasier et de l’épave de sa Haas ; il a eu une cheville chiffonnée, une main gauche sérieusement brûlée… et quelques questionnements métaphysiques. Le temps de la convalescence, l’hypothèse de rejoindre le championnat IndyCar au sein de Dale Coyne Racing s’est concrétisée.

« Jusqu’au 23 décembre, je ne pouvais rien faire ou presque, sauf des soins plusieurs fois par jour. Je suis remonté sur mon vélo, mais le froid me faisait mal. Je devais composer avec la transpiration, les pansements à refaire… » Par pudeur, Grosjean n’insiste pas sur les quelques nuits blanches et les douleurs quasi permanentes à sa main gauche pendant de longues semaines. Surtout, son esprit était occupé par son avenir de… pilote. Grosjean l’a souvent expliqué depuis, même après avoir pris sa décision de tenter l’aventure en IndyCar, il fallait reprendre le volant d’une monoplace, savoir si les sensations seraient encore là et tout ce qui va avec. « Est-ce que j’en étais toujours capable ? » Mais une fois la décision « familiale » prise de replonger, il fallait bien y aller, et ce fut le premier test sur le circuit de Barber, qui lui était inconnu, tout comme la monoplace que Grosjean allait découvrir sur ce circuit routier situé en Alabama à 350 km d’Atlanta.

A l’assaut des ovales

C’est donc le mardi 23 février que Grosjean a entamé sa nouvelle vie. Faut-il ajouter « de pilote » ? « Je suis arrivé dans le paddock avec mon sac à dos. Il y avait là les teams Penske, Foyt, Rahal et ma future équipe du Dale Coyne Racing. J’ai découvert une voiture dépourvue de direction assistée – ce qui change tout par rapport à une F1 sur le plan physique. Mais en IndyCar [700 ch pour environ 790 k, NLDR.], tout est plus simple. Il n’y a pas des dizaines de modes pour faire fonctionner le moteur et très peu d’électronique, pas de ‘fenêtres’ de températures de pneus qui se jouent à trois ou cinq degrés près, une aéro basique. C’est simple, tu sors de la pit lane et tu mets à fond… »

Grosjean a déjà beaucoup raconté ses débuts qui furent plus que satisfaisants et surtout rassurants : pour le pilote comme pour les membres de l’équipe qui allait le faire courir. L’autre moment fort fut bien sûr la première course, le premier départ après l’accident, les retrouvailles avec le peloton. A quelques instants de ce vrai retour à sa vie de pilote, Romain Grosjean a pleuré. Il fallait évacuer ce trop‑plein d’émotions accumulées depuis sa sortie de l’enfer du brasier de Bahreïn. Une résurrection qui a contribué à en faire le chouchou du public américain, friand de ces belles histoires. La preuve, les tee-shirts et les casquettes à l’effigie du pilote franco-suisse, frappés du n°51 et d’un petit personnage surnommé « the Phoenix », partent comme des hot-dogs, ce que nous avons pu vérifier à Laguna Seca, où la boutique était dévalisée dès le vendredi soir.

On l’appelle « The Phoenix »

Grosjean porte un casque sur l’arrière duquel figure également « the Phoenix » pour ne pas oublier complètement d’où il revient. Grosjean se souvient de ce premier départ. « Oui, c’était beaucoup d’émotions. Quatre mois auparavant j’avais failli y passer. Et j’étais là, c’était reparti… » Dans le confortable motor-home de Romain Grosjean, le calme de notre conversation est troublé par des cris d’enfants. Ce qui fait sourire notre hôte. « Ah, ce sont les enfants de Scott (Dixon) et d’Alexander (Rossi) qui s’amusent », remarque avec une pointe de tendresse le nouveau nomade, habitué à voir les progénitures des autres pilotes jouer au foot américain ou débouler en trottinette dans les paddocks.

L’année prochaine, ce sont les trois enfants de Grosjean qui se mêleront à cette cour de récréation itinérante. « Cet été, Marion et les enfants m’ont rejoint pour un superbe trip à travers les Etats-Unis. Ils ont bien sûr adoré ce voyage en ‘maison roulante’. Le reste du temps, j’étais seul au volant de mon motor-home et j’ai dû avaler 8 000 km de bitume. Dans cet immense pays, on voit des paysages à couper le souffle, mais parfois dans les grandes plaines au milieu de nulle part, c’est long. » Ayant décidé de s’engager à plein temps en IndyCar, Romain Grosjean se sentira moins seul et n’aura plus besoin d’accumuler huit ou dix voyages transatlantiques la saison prochaine. Il va installer toute sa petite famille à Miami, comme Juan Pablo Montoya, Hélio Castroneves ou le vétéran français Sébastien Bourdais, le troisième tricolore à courir aux Etats-Unis. Cette saison, entre les courses, Grosjean habitait dans son motor-home, stationné au pied des tribunes d’Indianapolis. Certains matins, l’atmosphère devait être surréaliste dans cet immense stade automobile.

Indy 500 en 2022

C’est aussi un bon moyen de s’imprégner de l’endroit avant de venir y participer aux 500 Miles au mois de mai prochain. Ce qui n’était pas envisageable en 2021 compte tenu de son manque d’expérience et de préparation pour affronter les grands ovales. Depuis, Grosjean a couru sur l’anneau de Gateway et les statisticiens américains ont relevé que, ce jour-là, le débutant avait effectué le plus grand nombre de dépassements. De toute façon, Romain Grosjean ne pouvait pas projeter de courir durablement en IndyCar sans s’aligner sur les ovales. « Surtout dans une grande équipe qui joue la gagne et le championnat », reconnaît-il. Ce sera le cas chez Andretti, puisque Romain nous confirmait à Laguna Seca que son transfert serait officialisé une semaine plus tard à Long Beach.

Son baptême sur anneau, le Franco-Suisse l’avait eu quelques semaines plus tôt, lors d’une sorte de rookie test, passage obligé pour s’imprégner des sensations très particulières sur ce genre de tracé. « C’est vrai qu’il faut impérativement des réglages très fins sur un ovale, où c’est bel et bien le comportement de la voiture qui dicte le rythme. C’est très difficile de transcrire en paroles ce que la voiture veut et doit faire. Je reconnais qu’avant ce test je n’en menais pas large. Ed Jones [son coéquipier chez Dale Coyne, NDLR] m’avait donné quelques conseils, mais bon… » Tourner sur les ovales, c’est donc avant tout une affaire de feeling et de confiance. Deux paramètres que Grosjean a peu à peu assimilés. « Il ne vaut mieux pas éternuer pendant son tour de qualif. En course, j’ai fait l’erreur de rouler sur les ‘marbles’ (dépôts de gomme), et là, c’est la grosse chaleur assurée, mais j’ai aussi fait de beaux dépassements. A la descente de voiture, j’avais un peu le tournis, mais le lendemain, tout était rentré dans l’ordre. »

En 2022, Romain Grosjean aura donc l’occasion de goûter quatre fois à cette ivresse particulière, plus l’Indy 500, qui est encore une autre histoire avec son tracé qui est plutôt un immense rectangle aux angles arrondis vertigineux. C’est surtout la course de l’année qui rapporte beaucoup d’argent au pole man et au vainqueur, et surtout le double de points au championnat. Indianapolis, justement, outre le fait d’y avoir séjourné, Romain Grosjean y a signé une pole position sur le routier de la course 1, puis une deuxième place dans chacune des deux courses.

A Laguna Seca, Grosjean est encore monté sur le podium (3ème) et Michael Andretti (1), son futur boss, n’a pas manqué de le féliciter. Observateur de la F1, le fils de Mario suivait l’évolution de Grosjean depuis longtemps, surtout chez Haas. « Même dans une voiture qui n’était pas la plus compétitive du peloton, il a toujours donné 110 %. Romain est le type de pilote que j’apprécie », dit Andretti, qui a été rassuré par la performance du Franco-Suisse sur un speedway. « A Gateway, il s’est vite adapté et personne n’a fait plus de dépassements que lui. » Ce sens de l’attaque est une des grandes forces du prochain pilote de l’équipe Andretti. Sur le toboggan californien de Laguna Seca, la monoplace 51 a ravi le public avec ses 27 dépassements, dont 15 pour gagner une place. C’est sûr que ça change de la F1 !

De Dale Coyne Racing à Andretti

Fort de l’expérience d’une première saison en IndyCar, Romain Grosjean ne débarque pas les mains dans les poches chez Andretti. Son ingénieur de piste, Olivier Boisson, sera lui aussi de l’aventure. Voilà une quinzaine d’années que ce Français du Jura, titulaire d’un DUT en génie mécanique, traîne sa bosse sur les circuits américains. La rencontre avec Grosjean s’est faite l’hiver dernier autour d’une bouteille de blanc du Jura et d’un bon fromage. « J’étais en voyage en France pour voir mes parents. Romain m’a invité chez lui. On ne se connaissait pas du tout, mais on a discuté une bonne partie de la journée et ça a collé tout de suite entre nous. » Ce que nous avait confirmé le pilote : « On s’est trouvés sur la même longueur d’onde. » Et l’entente de ce duo a largement fait ses preuves cette saison.

A 42 ans, Olivier Boisson s’est taillé une belle réputation dans le petit milieu de l’IndyCar. S’il n’est pas mauvais en stratégie, il est surtout renommé pour être un véritable sorcier des amortisseurs. Ça tombe bien, c’est la seule pièce « libre » de développement sur les monoplaces américaines. Et comme l’ancien pilote de F1 n’est pas mal en technique non plus (il était sur le point d’intégrer une école d’ingénieurs au début de sa carrière), les deux hommes ne perdent jamais trop de temps pour trouver les bons réglages. Si Grosjean a parfois du mal à dissimuler une forme de colère ou de frustration, Boisson est d’un tempérament moins éruptif, ce qui finalement permet d’aplanir les moments de stress et les coups de chaud pendant les courtes séances d’essais lorsqu’il s’agit de déterminer un bon réglage ou d’extrapoler une stratégie.

A coup sûr, l’expérience d’Olivier Boisson associée aux moyens de l’équipe Andretti (environ deux fois le budget de l’équipe Dale Coyne qui a bouclé la saison avec une enveloppe de 4 millions de dollars) et au talent de Romain Grosjean devraient faire des étincelles la saison prochaine. Nous l’avons dit, l’accident de Romain Grosjean appartient au passé, même si sa main gauche, meurtrie, le lui remémore sans doute plus souvent qu’il ne le voudrait. A ce sujet, Olivier Boisson nous a fait une confidence. Une seule fois, Romain l’a évoqué avec lui. « A Detroit, il s’est retrouvé avec les freins en feu. Il m’a dit que l’odeur lui a rappelé son crash… »

Un reportage aux Etats-Unis de Lionel Froissart à retrouver dans le Sport Auto n°718 du 29/10/2021.

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